Le 26 novembre, pour les 40 ans de l’ouverture des débats sur la loi Veil, l’Assemblée nationale se prononcera sur une proposition de résolution « visant à réaffirmer le droit fondamental à l’interruption volontaire de grossesse en France et en Europe ». Il ne s’agit que de mots, déplore Diane Roman, car juridiquement la France n’a toujours pas consacré l’IVG comme un droit. ENTRETIEN.
Diane Roman est professeure de droit à l’Université François-Rabelais de Tours et membre de l’Institut Universitaire de France. Spécialisée dans le droit des libertés fondamentales, elle co-dirige le programme de Recherches et d’Études sur le Genre et les Inégalités dans les Normes en Europe.
Les Nouvelles NEWS : Que vous inspire ce texte, qui évoque le « droit fondamental » à l’IVG ?
Diane Roman : Il s’agit d’une résolution, qui juridiquement n’a pas de valeur contraignante. On peut se demander pourquoi avoir choisi cette voie, et pas celle de la proposition de loi ou de l’amendement d’un texte législatif. Dire que cette résolution « réaffirme le droit fondamental à l’IVG », c’est tordre le sens des mots. Car l’IVG n’est toujours pas consacré comme un droit en France, pas plus que l’ensemble des droits reproductifs. Ce qu’il faudrait déjà, c’est un texte qui affirme ces droits.
La proposition de résolution, au-delà de l’IVG, porte d’ailleurs aussi sur la contraception, l’éducation à la sexualité : ce qu’on peut appeler les droits reproductifs, ou droits génésiques, même si cette notion n’est pas encore très connue des juristes en France. Lors d’une audition, j’avais suggéré à l’Assemblée nationale d’insérer dans le Code de la santé publique le fait que les droits reproductifs sont des droits fondamentaux, qui sont reconnus aux femmes et aux hommes, et qui impliquent le droit d’accès à l’information sexuelle, le droit d’accès aux moyens de planification des naissances, et le droit des femmes à disposer de leurs corps. Cela n’a pas été repris tout de suite, peut-être que cela interviendra un jour. Je l’espère !
Le droit des femmes à disposer de leurs corps est donc un « droit fondamental » qui n’en est pas un ?
Sur cette question, la France a un retard majeur. Si vous regardez le Code de la santé publique, non seulement la notion de droits reproductifs n’est pas consacrée, mais le contenu même de ces droits n’est pas consacré. La contraception n’est pas reconnue comme un droit des personnes. Les questions relatives à la contraception sont abordées à la toute fin du Code, entre les dispositions relatives au maquillage et celles relatives au tatouage…
Tout ce qui concerne l’accès à l’éducation sexuelle, à la planification familiale, est abordé de façon extrêmement pudique… ou ambigu. Le Code dit que « l’information de la population sur les problèmes de la vie est une responsabilité nationale ». Mais jamais vous n’avez cette idée que les personnes ont un droit à la contraception, ni même à l’information sur les moyens de planification familiale. Et ce n’est pas une simple résolution parlementaire qui permettra de combler ce retard.
Comment expliquez-vous ce retard ?
L’Histoire y est certainement pour beaucoup. La contraception n’a été légalisée qu’en 1967 avec la loi Neuwirth, l’IVG avec la loi Veil en 1975. La stratégie française pour faire accepter ces évolutions légales a été de consacrer les questions relatives aux droits reproductifs comme des politiques de santé publique plutôt que comme des droits des personnes, et notamment des droits des femmes. Il y avait une telle crispation sur ces questions que par exemple on n’a pas reconnu un droit à la contraception mais on a légalisé les procédés contraceptifs. Non sans difficulté : la loi Neuwirth a mis plusieurs années à entrer en application car il y avait une opposition conjointe des médecins et de l’administration sanitaire. Les décrets d’application n’ont été publiés qu’au début des années 70. Pour la loi Veil, même chose : on n’a pas consacré un droit mais une dérogation exceptionnelle au respect dû à la vie dès son commencement, avec ce dispositif ambigu qu’était la notion d’état de détresse.
Une notion que la loi du 4 août 2014 sur l’égalité réelle entre les femmes et les hommes a supprimée…
C’est un progrès, mais cela n’a pas fait pour autant de l’avortement un droit. Il n’y a plus la condition de détresse, mais en même temps pour avoir un droit – on entre ici sur le terrain juridique – il faut une prérogative d’une personne, il faut aussi des débiteurs, c’est à dire des personnes tenues de respecter cette prérogative, et enfin des sanctions si le débiteur ne respecte pas la prérogative. L’avortement, même avec l’abrogation de la notion de détresse, n’est pas perçu comme un droit, car il n’y a toujours pas de débiteur identifiable dans la mesure où les médecins disposent d’une clause de conscience leur permettant de refuser de pratiquer une IVG.
Et on constate que les juges, administratifs comme judiciaires, disent qu’en cas d’échec d’une IVG, il n’est pas possible d’engager la responsabilité du médecin. Car le fait de devenir mère après une grossesse non désirée n’est pas constitutif d’un préjudice. Est-ce qu’une naissance est toujours un événement heureux pour une femme ? Il y a quand même un stéréotype derrière cette idée que la maternité est l’accomplissement de la femme. Bien sûr, dans la majorité des cas, une naissance est un événement heureux. Mais dire que c’est toujours le cas, cela interroge.
Quel regard portez-vous sur la mobilisation des anti-IVG ?
On peut heureusement considérer que la loi Veil, depuis 40 ans, fait désormais partie d’un consensus républicain. Il n’y a jamais que l’extrême-droite qui appelle à plus de contraintes. Il y a eu des prises de positions assez clivées au Parlement autour de la notion de détresse, mais lors des débats à aucun moment à droite il n’y a eu de prise de position ferme pour revenir en arrière. C’est en dehors du Parlement, dans la sphère des groupuscules radicalisés, que cette opposition s’exprime parfois bruyamment.
Plus généralement, toutefois, j’observe une évolution des discours anti-IVG, qui viennent des Etats-Unis où ils sont particulièrement actifs. Ils continuent à s’opposer à l’avortement au nom du droit de l’enfant à naître, mais ils développent un nouvel argumentaire, à mon avis très pernicieux : l’avortement doit être interdit pour protéger les droits des femmes. C’est un nouveau discours qui dit que l’avortement est forcément un échec, toujours regretté, et qui utilise des statistiques dévoyées sur les risques pour la santé. Bref, l’avortement serait un danger pour les femmes elles-mêmes. C’est un courant qui tend à se structurer et auquel il faut faire attention. Le droit des femmes à disposer de leur corps, et le droit des individus à choisir de devenir, ou de ne pas devenir, parents est un concept récent et précieux ; attention aux risques de régression !
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