La solitude, grande cause nationale 2011, fait couler beaucoup d’encre, de photos et d’émissions télé. Béatrice Toulon analyse un dossier de «Télé Obs » enrichi de photos et légendes convergeant vers un message subliminal : les solos sont plutôt des « solas ». Et les hommes seuls, eux, sont indépendants. Nuance ! Messages démentis par les faits.
Déformation professionnelle sans doute, mais avant de lire une enquête dans la presse, je la flaire, j’épluche les titres, intertitres, photos, accroches, légendes, exergues… j’aime capter ce que cette enquête me révèle avant les mots. Je suis rarement déçue. Le décalage, presque systématique, peut atteindre des sommets entre les clichés véhiculés par la mise en scène et la réalité souvent plus complexe restituée par le contenu de l’enquête. Evidemment, cela veut dire qu’il vaut mieux lire…
Cette semaine, Télé Obs, le supplément télé du Nouvel Observateur, consacrait sa grande enquête à la solitude. Vous savez, le mal du siècle, le marronnier du siècle aussi, avec les prix de l’immobilier au printemps, les francs-maçons au creux de l’hiver et le poids du cartable à la rentrée. La solitude, elle, nous colle à la peau de janvier à décembre, c’est LE sujet « air du temps » par excellence, qui signe une époque déshumanisée, broyeuse des cœurs et des âmes autant que des emplois. La solitude, on veut bien les croire avant même d’avoir lu.
Le Nouvel Observateur, grand inventeur des enquêtes « air du temps », ne pouvait pas laisser passer le sujet solitude à l’occasion de la diffusion par Canal+ d’un documentaire, « Génération solos », le 2 février.
Avant de lire, prière de comprendre que les « solos » sont des « solas »
Je feuillette le Télé Obs, donc. Et que vois-je ? L’édito d’abord, titré – sans pathos aucun ! – : « Les cœurs cassés ». Dessous, la photo d’une jeune femme de dos, alanguie devant sa fenêtre, la tête sur la main, une femme que l’on devine jeune et jolie (en inuit c’est le même mot), urbaine. En légende : « Ces journées grises, couleur du temps qui passe et qui doucement va s’éteindre. » Bigre. Avant même de lire le texte signé Richard Cavano, je comprends que ces solos, sont des solas, ces fameuses jolies trentenaires, urbaines, stylées, diplômées, bien dans leur peau, mais si seules et qui en souffrent.
Dans le dossier, intitulé plus neutrement « Les célibataires, Vivre en solo », six photos : trois photos de belles jeunes femmes (avec celle de l’édito et du sommaire, cela fait cinq) pour une photo d’homme seul, lui aussi jeune et beau. Y aurait-il cinq femmes célibataires pour un homme ? Sous sa photo, placée elle-même sous celle d’une charmante jeune femme, on peut lire : « Charlotte 36 ans, sait que son horloge biologique commence à s’accélérer mais Fabien 38 ans revendique son besoin d’indépendance ». Donc, ce célibataire, non content d’être le seul mec de la bande des solos (si j’ose dire), il n’est même pas esseulé, il jouit de sa liberté. Nuance. Les pauvres filles, elles, ne sont pas fichues d’en profiter, elles paniquent et souffrent.
Je n’ai toujours pas lu le dossier mais je sais déjà que les célibataires sont des femmes, jeunes, qui appartiennent à la classe moyenne ou supérieure et qu’elles subissent cette solitude. Je m’étonne presque de ne pas trouver en exergue une explication du type : elles sont trop difficiles, elles font peur aux hommes, elles veulent le beurre et l’argent du beurre… Bien avant les psys et l’analyse transactionnelle, le philosophe Bergson avait traité du fatras de croyances qui nous encombrent et notre tendance à aimer les confirmer : Je crois à ce que je vois d’autant plus que cela correspond à ce que je crois savoir du monde. Et comme le montrent les statistiques réalisées régulièrement par l’Association des Femmes Journalistes, les médias représentent avant tout les femmes en victimes, bien plus qu’en actrices de la société. On est en plein dedans. Mais en ce qui concerne les femmes jeunes et belles, on aime y ajouter un grain de culpabilité, comme pour leur faire payer le prix de leur émancipation (et peut-être même leur jeunesse et leur beauté) par le retrait des hommes de leur vie. Les clichés se ramassent à la pelle et se refilent comme la grippe.
Pourquoi un média aussi pro que Le Nouvel Obs véhicule aussi lourdement un cliché aussi grossier ? Une tentative d’explication : les mises en page (mise en scène) des enquêtes dans la presse par d’autres que les auteurs des sujets : par le directeur artistique, les iconographes et secrétaires de rédaction, lesquels, par réduction de personnel, usure du métier ou usure du sujet se contentent de le parcourir avant de choisir les photos et titres. Alors, forcément, ce qu’ils convoquent, c’est l’idée qu’ils se font du sujet aidés de leurs stéréotypes, clichés, projections… Quand ils pensent à la solitude comme « phénomène de société », à quoi, à qui pensent-ils alors qu’ils n’ont pas l’intention de lire le sujet ? Sans compter que la femme jeune et jolie demeure en toutes circonstances le sujet visuel préféré des médias, le choix esthétique par excellence, sauf évidemment dans les pages dédiées au pouvoir économique et politique. Inutile de préciser que ces comportements grégaires sont autant le fait des journalistes femmes qu’hommes. La culture dominante est par définition partagée par tous.
Le poids des mots nuance le choc des images
Au fait, que dit le fameux documentaire ? Rien de définitif. Il offre un témoignage sans prétentions ni statistiques, un peu cliché (sur l’immaturité des hommes) mais pas trop sur les jeunes célibataires urbains d’aujourd’hui, trois femmes, deux hommes (dans les récits de succes story la proportion s’inverse), ambivalents sur leurs attentes.
Et qu’en dit vraiment le Nouvel Obs une fois que l’on a plongé dans le texte ? Il ne va pas très loin mais le poids des mots nuance quelque peu le choc des images. On apprend qu’un adulte sur trois « serait » célibataire en France, que c’est deux fois plus qu’il y a 40 ans (14% contre 6% en 1960) mais que depuis il y a eu les unions libres, les couples non cohabitants, les Tanguy, les Pacsés, les colocataires. Bref, on ne sait pas trop, disons qu’on devine une tendance. Merci pour l’info. Ces célibataires seraient à 53% des femmes. Et si on élimine les cinquantenaires et plus qui ont envoyé leurs maris par-dessus les moulins une fois les enfants grandis pour revivre à la première personne, l’écart se réduit à quasi rien. Autrement dit, la jeune femme ayant tout pour elle sauf l’amour pourrait bien être un joli mythe … Les jeunes solas sont plus simplement des femmes qui se marient plus tard et changent de partenaires en attendant. Avec une seule vraie grande différence avec ces messieurs : l’envie d’enfant qui les oblige à se trouver un père au bout d’un moment.
C’est assez nouveau au regard des mœurs de leurs grands-mères mais cela n’a rien d’affligeant, ni d’inquiétant. Sur deux colonnes, la parole est donnée à l’un des inévitables (mais intéressants) sociologues médiatiques, Jean-Claude Kaufmann, qui résume l’époque avec un tout autre regard : « L’organisation de nos sociétés n’est plus le couple mais l’individu. Le couple est une séquence organisée autour de l’enfant ». Plus loin : « Une vie en solo n’est pas une vie de nonne ou de moine. Les célibataires sont extraordinairement actifs. » On peut aimer ou ne pas aimer la société que Kaufmann nous décrit mais les femmes n’y sont pas des victimes, les actrices plutôt d’un monde où les individus ont pris le pouvoir sur le groupe. Ce n’est pas le mal du siècle mais la révolution du siècle.