270.000 personnes en Europe, chaque année, seraient victimes de la traite des êtres humains. « Donner la parole aux victimes et aux survivants de la traite des êtres humains », c’est le thème d’une manifestation spéciale qui s’ouvre ce jeudi à l’ONU à New York. Objectif : adapter les politiques de lutte contre ce fléau. Lundi dernier, dans la cadre de la présidence suédoise de l’UE, se tenait la conférence européenne de lutte contre la traite des êtres humains. Les Nouvelles NEWS a voulu donner la parole aux victimes. La photographe Flore-Aël Surun et la journaliste Katie Breen racontent le calvaire d’Ukrainiennes rescapées de ce commerce sordide. Les faits se déroulent en Europe, en 2009.
« La lutte contre la traite des êtres humains, un fléau qui touche près de 30 millions de personnes, exige que la voix des victimes soit entendue pour adapter nos politiques à leurs propres expériences » a déclaré Navi Pillay, la Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme en ouvrant la manifestation de l’ONU. Le chiffre des victimes est effrayant et difficile à appréhender. Quelques jours avant, lors de la conférence européenne consacrée à la lutte contre la traite des êtres humains, le Secrétaire d’Etat à la Justice, Jean-Marie Bockel rappelait que « 12 millions de personnes à travers le monde, dont 40 % d’enfants seraient, selon l’Organisation Internationale du Travail, victimes de la traite des êtres humains ». Quels que soient les individus comptés derrière ces chiffres, le phénomène de la traite des êtres humains existe et les organisations internationales commencent à se mobiliser.
La conférence européenne faisait suite à la journée d’action organisée le week-end dernier dans l’ensemble des pays européens (en France, samedi 17, par le collectif « Ensemble contre la traite » coordonné par le Secours Catholique-Caritas France). Son but : établir un bilan des politiques menées, et débattre des moyens de poursuivre les organisateurs de ces réseaux internationaux. Vendredi prochain des décisions devraient être prises dans le cadre de l’Union Européenne. La France doit accélérer ses actions de lutte contre ce fléau. Une nouvelle autorité administrative chargée de recenser les cas et de coordonner les actions devrait être mise en place conformément aux dispositions européennes.
Selon les derniers chiffres de l’ONUDC (Office des Nations Unies contre la drogue et le crime), chaque année en Europe, on compterait 270 000 victimes, un chiffre en augmentation constante, le trafic s’étant déplacé de l’Asie vers l’Europe de l’Est et du Sud-Est. Ce trafic concerne essentiellement des femmes qui sont vendues pour la prostitution dans d’autres pays d’Europe – Allemagne, Italie, République Tchèque, Pologne, Pays-Bas, Angleterre, France – ou en Russie.
Femmes d’Ukraine, de retour au pays
La photographe Flore-Aël Surun a pu approcher des Ukrainiennes rescapées de ce commerce sordide. Grâce à la collaboration de Caritas-Ukraine – qui les accueille dans des lieux sécurisés et les aide à reprendre pied -, elle a pu recueillir des dizaines de témoignages.
Celles qui sont tombées dans le panneau sont – la plupart du temps – des femmes seules en charge d’enfants. Pour les nourrir et assurer leur avenir, elles cherchent du travail à l’étranger – c’est un « amoureux » ou une « amie » qui leur donnent le contact. Rêvant de l’Ouest et de ses lumières, elles se réveillent un jour vendues, prisonnières: enfermées dans un bordel en Allemagne ou en République tchèque; prostituées sur un trottoir de Varsovie ou de Moscou ; esclaves – de jour – dans une usine, violées – de nuit – par leurs gardiens.
Le catalogue 2009 des horreurs infligées à des êtres humains en Europe (ou en Russie) laisse pantois. Et ces femmes ne peuvent même pas se dire victimes de « torture », car ces souffrances leur ont été infligées par des trafiquants de l’ombre et non pas par un Etat.
Un jour, elles tentent le tout pour le tout et s’évadent ; leur récit peut inclure la collaboration d’un client ému par leur histoire, un gardien ivre ou endormi. Il arrive que le proxénète laisse partir sa proie : après avoir été tant violé, battu, ce morceau de chair humaine ne vaut plus grand chose…
« Libres » ? Oui, mais leurs papiers d’identité leur ont été volés et, sans papiers, elles ne sont plus rien. Au retour en Ukraine, elles doivent convaincre les garde-frontières qu’elles sont bien de ce pays, que ce nom qu’elles déclarent est bien le leur. Une fois passée la frontière, les procédures d’identification peuvent encore prendre des mois. Et les ennuis continuent : tout ce qu’elles peuvent raconter à leurs proches, c’est qu’elles n’ont pas « réussi à l’étranger ». Dégradées socialement, terrifiées que les proxénètes se vengent sur elles ou leurs enfants, elles vont taire la réalité, enfouir « ce rêve horrible ». Elles ne parlent pas, et l’illusion va se prolonger: leurs voisines, leurs amies peuvent encore rêver d’un travail à l’Ouest, d’un mari riche qui les sortira de l’ornière…
Katie Breen, Agence Coverlines ; Flore-Aël Surun, Tendance Floue
Témoignages
Tania, 22 ans
« Quand je raconte mon histoire, j’ai le cœur qui commence à battre plus fort… »
« J’ai passé 5 mois dans ce bordel. J’ai eu un client Ukrainien, et j’ai pu lui raconter mon histoire. Un soir il est venu, il m’a donné son portable (je n’en avais pas, ni rien d’ailleurs), il m’a dit d’attendre son coup de fil. A 4 heures du matin, le chef des proxénètes n’était pas là, j’ai reçu son coup de fil, il est arrivé avec de l’argent, et il m’a racheté aux gardiens.
Quand je suis rentrée en Ukraine, j’ai eu beaucoup de problèmes de santé, aussi bien gynécologiques que psychologiques. Aujourd’hui, même si je mange beaucoup, je ne grossis pas du tout. Mon amie psychologue me dit que, sans doute, ce sont les menaces que proférait le chef des proxénètes qui agissent encore sur mon psychisme: il menaçait de me couper les organes génitaux. Mon amie me dit qu’il me faudra du temps, beaucoup de temps, pour aller mieux….Je ne me sens pas prête à travailler, j’ai subi tellement de violences, je n’ai pas encore assez de forces. Je ne pense pas qu’il y ait beaucoup de filles, qui, à mon âge, en aient subi autant.
Quand je raconte mon histoire, je ne me sens pas très bien, j’ai le cœur qui commence à battre plus fort. »
Marina, 31 ans
Un mari qui s’en va, une petite fille autiste, l’illusion d’un emploi de vendeuse. Puis le passeport qu’on lui arrache, les menaces, le trottoir. Et son corps qui refuse, de toutes ses forces…
« Depuis que je suis rentrée, personne ne connaît mon histoire »
« Je ne suis pas restée longtemps là-bas, je faisais des crises d’hystérie, et mes cheveux sont devenus tout gris. J’ai très vite perdu du poids, je ne mangeais plus, je pesais 42 kg. J’ai même essayé de me suicider en me jetant par la fenêtre. Et puis la femme proxénète qui me mettait sur le trottoir a cessé de m’emmener travailler, car j’avais été battue. Avec tout ça, je n’avais pas bonne mine! J’ai alors supplié cette femme, en lui disant que j’avais une petite fille handicapée, que mes grands-parents étaient âgés et qu’ils étaient les seuls à s’occuper d’elle. J’ai dit que je ne voulais plus travailler, que je ne voulais plus rembourser l’argent. Elle a fini par accepter de me laisser partir, elle a réalisé que, de toute façon, on ne pouvait plus rien tirer de moi…
Depuis que je suis rentrée, personne ne connait mon histoire, ni mes amies, ni ma famille. Si mes grands-parents apprenaient quoi que ce soit, ils en mourraient. C’est difficile de garder tout cela dans mon âme, de ne pas pouvoir en parler. Mais je ne perds pas espoir, l’essentiel c’est ma fille, je veux me battre de toutes mes forces pour l’aider à vivre, et à vivre bien ».
Angela, 36 ans
Quand Angela quitte l’Ukraine, elle a deux filles qu’elle confie à une amie. Elle pense être femme de ménage, mais sera victime de la traite. Et sera sauvée de l’enfer par un client âgé…
« Regarde dehors, il y a une BMW argent qui t’attend »
« Les proxénètes nous battaient, ils nous disaient que si nous n’obéissions pas aux règles, ils allaient faire du mal à nos enfants… Pendant deux mois j’ai eu le même client, un vieux; grâce à lui j’envoyais des lettres à mes enfants et il me donnait de l’argent directement, je pouvais donc économiser un peu. Au bout de six mois, il a proposé de m’aider à m’enfuir. Il a demandé au chef proxénète s’il pouvait aller avec moi au bar. Une fois au bar, ce client s’est penché vers moi et m’a dit discrètement : «Regarde dehors, il y a une BMW argent qui t’attend, tu ne dis rien, tu ne demandes rien, il va t’emmener là où il faut». J’étais en tenue légère, et il m’a donné sa veste. Une fois dans la voiture, le chauffeur m’a cachée sous le siège, nous avons roulé très longtemps, et il m’a emmenée presque jusqu’à Lviv, en Ukraine. Grace à Dieu j’ai eu ce client allemand qui m’a sauvé ; ce que je vivais était une vraie horreur…
J’avais laissé mes filles à une amie pendant un an. Au retour, quand je les ai vues, j’ai eu un choc, j’ai perdu conscience, mon cœur n’a pas pu supporter autant d’émotions. J’ai dû déménager car les proxénètes connaissaient mon adresse et j’avais peur pour mes enfants… Je suis rentrée sans papiers, et il a été difficile de refaire mon passeport, personne n’a voulu m’écouter, personne ne m’a crue… »
Holga, 28 ans
Une vieille usine en banlieue, un emploi qui n’a rien à voir avec celui promis, des horaires exténuants et des gardiens violents… Holga, un matin très tôt, a couru de toutes ses forces.
« C’est comme un rêve horrible »
Je travaillais de 7 heures du matin à 9 heures du soir. La nuit, les gardiens faisaient plus que nous surveiller, ils buvaient et ensuite ils violaient les femmes de l’atelier. Nous acceptions ces conditions, tout simplement pour survivre. C’est comme un rêve horrible….La douleur physique est une chose mais la douleur morale provoquée par de telles situations est très difficile à supporter, au jour le jour, dans son âme. Je ne suis pas une femme spécialement courageuse mais là je sentais que si je continuais à subir cette exploitation physique et morale, j’allais devenir handicapée à vie. J’ai donc rassemblé tout mon courage et je me suis décidée à m’enfuir.
Un matin très tôt, toutes les femmes dormaient, et les gardiens aussi car ils étaient ivres. Sans rien dire à personne, je suis partie en courant de toutes mes forces. J’ai arrêté une voiture dans la rue, c’était un risque bien sûr, mais je n’avais plus rien à perdre. Grâce à Dieu j’avais mon passeport que j’avais caché avec un peu d’argent dans la doublure de ma veste.
A mon retour en Ukraine, je ne suis pas allée témoigner à la police, j’ai eu peur pour moi, pour mes proches car les trafiquants ne s’arrêtent jamais, et ils ne reculent devant rien. C’est vrai pour la plupart des femmes, elles n’osent pas aller témoigner.
Katia, 24 ans
Sacha a neuf mois quand Katia le dépose à l’orphelinat pour aller gagner sa vie à l’étranger. Et, comme Angela, Tania, Marina, elle tombe aux mains des proxénètes. Son obsession pendant un an: revoir son fils.
« Pour l’instant, il est à l’orphelinat, je suis désespérée »
« C’était une expérience terrible pour moi et je me jure de ne plus jamais revivre une chose pareille. Si je rencontre cette femme qui m’a vendue, sans doute je la tuerai, j’ai l’esprit de vengeance encore très présent. L’argent rend les gens fous et les transforme en diables, on peut vendre tout et partout pour gagner de l’argent! Je tâche de ne plus avoir de rapports sexuels, et, d’une façon générale, je me coupe des gens car je me méfie de tout le monde…
Je veux faire tout mon possible pour que mon enfant soit un enfant comme les autres, qu’il aille à l’école, qu’il ait les choses nécessaires. Mais pour l’instant ce n’est pas son destin, il est à l’orphelinat, je suis désespérée. Quand je suis partie à l’étranger, Sacha avait neuf ou dix mois, je l’avais mis à l’orphelinat. Pendant un an je ne l’ai pas vu. En partant, je me disais que peut être j’allais rencontrer un homme bien à l’étranger pour fonder une famille. Tout le monde veut partir à l’étranger, et les femmes seules comme moi espèrent rencontrer un homme.
J’ai aujourd’hui un travail de serveuse, j’habite en colocation avec d’autres filles, je suis seule, je n’ai ni mes parents, ni mes grands-parents pour m’aider. »
Natalia, 32 ans
Droguée par ses proxénètes, détruite physiquement après deux années d’esclavage sexuel en République tchèque. A réussi à s’enfuir grâce à un client. Mais au retour, sa famille, au lieu de l’aider, la rejette.
« On m’a privée de mes droits de mère »
« Quand j’étais à l’étranger, on m’a forcée à prendre de la drogue, et en rentrant en Ukraine je me suis sevrée moi-même. Mais aujourd’hui j’ai de graves problèmes avec mes jambes, je ne peux plus ni marcher ni sortir toute seule, c’est comme si je devenais une plante enfermée dans un appartement. Je tombe constamment, et dans la maison je me déplace sur les genoux. Je n’ai personne, et je ne peux rien faire seule…
…Pendant que j’étais en République tchèque, mon mari et sa famille m’ont dépourvue de mes droits de mère. Aujourd’hui, ma fille a 12 ans, elle est gardée par les parents de mon mari et ils interdisent que je la voie. Mais mon mari parfois brave cette interdiction, il prend un taxi et vient me voir avec elle. Ce n’est pas très souvent… »
Oxana
Seule pour élever ses deux enfants, sans ressources, une amie lui propose de faire la plonge dans un restaurant en Allemagne. Et comme pour les autres, l’horreur: prisonnière dans un bordel …
« J’ai pu en parler, la vie a repris »
« J’ai tout fait pour essayer de m’enfuir, j’ai même essayé de me couper les veines. Ce qui m’a sauvée, c’est que je suis tombée enceinte. On m’a laissé partir et je suis rentrée en Ukraine sans rien dire à personne. Et là, j’ai pu avorter.
Je ne pouvais pas partager tous ces malheurs et je gardais ce poids en moi. Je ne suis pas allée à la police, ici ce n’est pas «à la mode» de témoigner à la police. La femme proxénète avait menacé de faire du mal à mes enfants si j’allais témoigner.
Un jour, j’ai pu parler à une personne d’une association qui lutte contre la traite, et cette femme a proposé de m’aider. Aujourd’hui, tout va beaucoup mieux, je viens de rentrer du centre de réhabilitation de Kiev, la femme psychologue était très à l’écoute. J’ai trouvé un emploi dans une imprimerie. Mes enfants (une fille de 9 ans et un fils 17 ans) habitent avec moi. Ma mère s’était occupée d’eux pendant que j’étais à l’étranger, maintenant elle habite avec nous et je dois travailler pour nourrir toute la famille. Mon fils vient de finir ses études et, au prochain printemps, il va intégrer le service militaire. J’ai pu parler de tout cela, et la vie a repris… »
Textes Katie Breen et Sarah Preston, entretiens Flore-Aël Surun.
Plus d’infos sur le site de Secours Catholique et Contre la Traite
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