Célébrer les scandaleuses d’hier et d’aujourd’hui. Dans un documentaire édifiant, la journaliste Cécile Delarue inverse le stigmate associé aux « scandaleuses » et rend hommage aux femmes qui ont bousculé l’ordre patriarcal établi. Entretien avec une réalisatrice scandaleuse et déterminée !

Qu’est-ce qui unit Brigitte Fontaine à Béatrice Dalle, Lio à Corinne Masiero ou encore à Aïssa Maïga ? Qu’est-ce qu’une femme scandaleuse ? Pourquoi « scandale » et « femme » riment-ils nécessairement avec une connotation sulfureuse ? La journaliste Cécile Delarue dissèque cette notion de scandale et décrypte ses ressorts dans son documentaire « Les scandaleuses« , diffusé le 20 décembre 2024 qui redéfinit le scandale pour le transformer en une arme féministe. Mise en abyme de l’hostilité au féminisme, ce film a été, en un premier temps, étiqueté « film pornographique » par le site de Télérama…
Quelle est votre définition d’une « scandaleuse » ?
Cécile Delarue – Dès lors qu’une femme ose dire qui elle est et ce qu’elle veut, elle est jugée scandaleuse. Elles sont nombreuses à s’être pris les foudres de la société pour avoir affirmé leur liberté et leur volonté d’être considérées comme égales. C’est le point commun qui unit toutes les personnalités présentes dans le documentaire, des actrices Brigitte Bardot, qui danse les jambes apparentes dans Et Dieu… créa la femme (1956), à Corinne Masiero qui n’hésite pas à se mettre entièrement nue et ensanglantée sur la scène des Césars, en passant par la joueuse de tennis professionnelle Amélie Mauresmo qui, en pensant célébrer sa victoire, embrasse sa compagne et brise le tabou de l’homosexualité dans le sport ou encore la journaliste Giulia Foïs qui participe à la montée du #BalanceTonPorc en France.
Le documentaire souligne l’importance du scandale dans les avancées féministes. En quoi, dans la mécanique qui lui est propre, permet-il de faire évoluer les mentalités ?
CD – L’évolution de la perception de la condition des femmes dans la société passe par deux choses : le fait divers et le scandale. Dans les deux cas, il y a toujours de l’émotion. Généralement, le scandale est associé à des femmes connues, des actrices, des chanteuses ou des sportives. On critique une “peopolisation“ des choses mais je pense que l’aspect public de ces personnalités a cette capacité à nous émouvoir collectivement. Cela nous permet également de comprendre des choses qui nous sont personnelles.
C’est ce qui s’est passé avec MeToo. Tout est parti de stars hollywoodiennes qui sont très loin du destin commun de toutes les femmes. Elles ont raconté ce qui leur est arrivé, notamment dans l’affaire Weinstein, et de nombreuses femmes se sont identifiées à leur vécu, ont compris que ce qui leur était arrivé n’était pas normal et ont été inspirées par leur prise de parole.
L’actrice Maria Schneider fait partie des scandaleuses évoquées dans le documentaire. En 1972, elle est agressée sur le tournage du Dernier Tango à Paris par Marlon Brando. Un scandale qui marquera sa carrière à vie. La semaine dernière, la Cinémathèque française a été pointée du doigt pour avoir programmé le film. Quel regard portez-vous sur cette affaire ?
CD – J’ai énormément d’empathie et de tendresse pour Maria Schneider et j’ai beaucoup pensé à elle la semaine dernière. Pour le documentaire, je souhaitais utiliser l’archive d’une masterclass donnée par Bernardo Bertolucci à la fin de sa carrière à la Cinémathèque. Interviewé par Serge Toubiana, à l’époque président de l’institution, le réalisateur raconte cette fameuse scène du beurre en assumant le guet-apens tendu à l’actrice, avec les rires de toute la salle. Ce moment me scandalise, c’est terrible de voir les spectateurs rire alors que Maria Schneider a subi une agression. La Cinémathèque a refusé que j’utilise ces images. Ça en dit long sur un certain cinéma français qui refuse de se remettre en cause. On a les scandales qu’on veut… l’institution valorise le côté sulfureux, elle décrit même le film comme un « objet de scandale » sur son site. La réalité, c’est surtout l’actrice qui a été utilisée, tel un appât, pour que le scandale fasse parler du film.
Lire : « Le Dernier Tango à Paris » programmé, les féministes interpellent la Cinémathèque
Votre documentaire retrace 70 ans de « scandales », en mêlant images d’archives et interviews actuelles de femmes, militantes, artistes et sportives. Quelle est la continuité entre les combats d’hier et d’aujourd’hui pour la condition des femmes ?
CD – Je me suis replongée dans les émissions diffusées à la télévision dans tous les foyers en France depuis les années 50. Jusqu’aux années 70, j’étais sûre de tomber sur des archives problématiques. Mais le plus troublant a été de retrouver des émissions que j’avais moi-même vues, comme celles de Thierry Ardisson qui sont d’une violence incroyable. Je me rends compte que j’ai ri à des choses qui étaient ignobles et que j’ai trouvé “drôle“ d’humilier les femmes. Mais, dès les années 70, des femmes comme Delphine Seyrig et Carole Roussopoulos ont documenté autrement, comme cette interview de Maria Schneider où on lui laisse enfin la parole et la possibilité de parler des violences vécues sur le tournage du film de Bernardo Bertolucci. Aujourd’hui, il y a les réseaux sociaux qui peuvent donner l’impression d’une ouverture plus large au mouvement de libération de la parole. Mais, attention, il reste peu documenté et peu présent à la télévision. Il faut faire comprendre à la société que ce n’est pas marginal ce qui est en train de se passer mais important et universel… D’autant plus qu’il y a aussi un mouvement de masculinisation, de virilisation et d’hommes qui se sentent oppressés par le féminisme qui grandit.
Une grande partie des interviewées refusent, au premier abord, ce qualificatif de « scandaleuse ». Ce documentaire est-il une manière de se réapproprier ce terme péjoratif pour en faire une revendication ?
CD – La définition de « femme scandaleuse » a beaucoup évolué au fur et à mesure que j’ai travaillé sur le film. À l’origine, il y avait cette envie de nous interroger collectivement sur ce qui fait scandale quand on est une femme. Le scandale porte en lui une signification péjorative et quand j’ai contacté les femmes que je voulais faire intervenir, elles ont d’abord refusé. Il y en a très peu qui se disaient “scandaleuses et fières de l’être“ alors même que ma sollicitation était motivée par une forme d’admiration pour elles. Elles sont épatantes d’avoir osé défier l’ordre établi. Progressivement, j’ai voulu que l’on puisse se réapproprier cette appellation et en faire quelque chose qu’on assume, qu’on revendique même. L’actrice Aïssa Maïga parle d’une « révolte très vivante » lorsqu’on évoque « les scandaleuses ».
En quoi les scandaleuses sont-elles inspirantes pour les autres femmes et le reste de la société ?
CD – Dans le documentaire, je reviens sur la cérémonie des Césars de 2020 où l’actrice Adèle Haenel “se lève et se casse” après l’annonce de la nomination de Roman Polanski pour la meilleure réalisation malgré les accusations d’agressions sexuelles et de viols contre lui. L’actrice Aïssa Maïga, présente dans la salle ce soir-là, me raconte avoir témoigné de « la puissance » d’Adèle Haenel et que cela lui a fait beaucoup de bien à l’époque. C’est à ça que servent les scandaleuses. Ce qui est très particulier pour moi, c’est que pendant que j’étais en train de faire le film en 2021, je suis moi-même devenue scandaleuse… C’est l’année où des dizaines de femmes, dont je fais partie, ont accusé Patrick Poivre d’Arvor de viols et d’agressions sexuelles. Dans le documentaire, quand j’interroge Béatrice Dalle sur une interview avec le présentateur datant de 1992, Florence Porcel n’a pas encore porté plainte contre lui mais mais le fera quelques jours après. Les femmes que j’ai rencontrées pour ce film, je pense notamment à Isabelle Demongeot, ancienne entraîneuse d’Amélie Mauresmo, et l’ancienne speakerine Noële Noblecourt, m’ont donné beaucoup de force. Leurs paroles m’ont aidé à comprendre ce que ça pouvait être de se battre ensembles avec les autres plaignantes contre PDDA. L’actrice Corinne Masiero évoque l’image de petites graines que l’on sème. Dans ma vie personnelle, le petit caillou c’est Giulia Foïs qui l’a semé. On a fait nos études ensembles et quand elle a lancé son Balance ton porc en 2017, j’ai d’abord eu peur pour elle qu’elle se grille. Mais quand il a fallu que j’y aille pour les autres, j’ai pensé à elle et j’y suis allée. C’est comme ça que les femmes scandaleuses permettent d’avancer !
« Les scandaleuses » de Cécile Delarue. Diffusion prévue le 20 décembre 2024 sur France 3.
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