Céline Lazorthes détonne dans le paysage hyper masculin de la tech. La créatrice de Leetchi – cette cagnotte en ligne qui permet de collecter et gérer l’argent pour organiser des évènements – s’est imposée dans le milieu avec détermination et ambition. Sensible à l’égalité entre les sexes, elle a mis en place dans son entreprise des méthodes pour promouvoir la place des femmes et l’égalité salariale. Entretien.
Les Nouvelles NEWS : Comment est née votre envie de travailler dans la tech ?
Céline Lazorthes : Très tôt, vers 14 ans. J’ai eu assez jeune un accès internet chez mes parents, c’est là que j’ai découvert comment surfer, aller sur des forums, chercher de l’information etc. À partir de ce moment là je me suis dit : « Mais c’est génial ! C’est complètement libre, j’ai envie de faire ça, et de travailler dans le web ! »
Vous aviez des rôles modèles ?
Pas à l’âge de 14 ans. Plus tard, il y a eu plusieurs figures qui ont affecté mon apprentissage et ma découverte du secteur. Je pense notamment à Gilles Babinet (NDRL : « digital champion » de la France auprès de la Commission Européenne) qui a monté plusieurs boîtes. Il est très à l’écoute, il m’a beaucoup encouragée, il m’a ouvert les yeux et m’a donné envie. Xavier Niel a également été un de mes grands modèles. Le fait qu’il ait été un des investisseurs a été un des fondements du développement de ma carrière. Il y a également eu Catherine Barba, une serial entrepreneure.
Aujourd’hui les femmes représentent à peine 10% des entrepreneurs dans la tech. Cela n’a pas été trop dur de se projeter ?
Il faut croire que Catherine m’a bien représentée ! C’est assez ‘challengeant’ de se dire : « Si un homme le fait, une femme peut aussi le faire, il n’y a pas de raison ». Je me souviens du passage dans l’émission Capital de la fondatrice de CaraMail, Orianne Garcia ; j’étais toute jeune, cela m’a marquée. Certes il y avait peu de femmes, mais il y en avait quand même, en tout cas suffisamment pour donner envie.
En 2009, à 27 ans, vous créez la cagnotte en ligne Leetchi. Quelle était votre source d’inspiration ?
L’idée est venue quand j’étais étudiante en école de commerce, j’organisais le week-end d’intégration de ma promo. Je suis partie collecter l’argent auprès de mes camarades pour financer le week-end. C’est assez compliqué, entre ceux qui n’avaient pas d’argent liquide, un qui voulait me payer en chèque, etc. Je me suis dit : « Il y a forcément un service qui permet de collecter et gérer de l’argent pour un groupe de personnes », ne serait-ce que pour les anniversaire, mariage, enterrement de vie de jeune fille ou même des évènements de solidarité entre proches… mais non. En fait il n’y avait rien, donc j’ai décidé de me lancer.
Cela a été facile, en tant que femme, de trouver des fonds ?
Je ne sais pas si cela a été facile, mais ça n’a pas été extrêmement difficile. Bien sûr, j’ai dû prouver ma légitimité, plus qu’un homme, mais j’ai bien transmis mon idée et l’enthousiasme que j’avais sur mon projet, ma conviction que c’était important. Je ne me suis pas laissée démonter, et ça m’a permis de convaincre pour pouvoir faire une première levée de fonds.
Vous êtes également une des fondatrices de Girls in Tech, aujourd’hui renommé StartHer, un réseau qui valorise les femmes dans la tech…
Les créatrices du réseau sont Roxanne Varza et Mounia Rkha, mais j’ai effectivement participé au projet. Girls in Tech existait déjà dans d’autres pays comme le Brésil ou la Grèce, mais pas en France. Or, il y a un besoin d’encourager les femmes à investir ce milieu, il y a un besoin de transmettre un message, de donner les moyens et les clés à ces femmes. C’était le but de Girls in Tech et cela fonctionne plutôt bien. Le plus important c’est de créer de l’émulation, de créer des rencontres et de se dire que c’est possible.
En septembre 2015 vous avez cédé 86% de Leetchi au Crédit Mutuel Arkéa, mais restez toujours actionnaire de la société à hauteur de 14%, et PDG. On le voit, vous êtes sensibilisée à l’égalité femmes/hommes, comment cela se traduit-il dans votre management ?
Chez Leetchi, on est très pro-femmes. Notre vrai atout, c’est d’avoir deux femmes au sein du comité de direction, sur sept personnes, donc on est à 30%. Plus rare encore : Laure Menée est CTO (directrice technique) et moi CEO. Deux femmes à ces postes dans la tech, c’est assez exceptionnel.
On est très attentif à l’égalité, on encourage les femmes à nous rejoindre. Aujourd’hui on a plus d’un tiers de femmes dans l’entreprise, ce qui est beaucoup pour une boîte de tech et de finance. J’apporte également une attention importante à l’égalité salariale, aux responsabilités, au fait que les femmes parfois ne demandent pas autant que les hommes mais méritent autant. On a mis en place un système de grille pour vérifier que les salaires sont identiques.
Un des arguments des entreprises qui comptent peu de femmes dans la tech, c’est de dire qu’il est trop difficile d’embaucher des femmes parce qu’elles sont moins nombreuses. Est-ce-que vous rencontrez cette difficulté ?
On ne peut pas nier qu’il y en ait moins, mais quand on est attentif on peut y arriver. Chez nous il y a un véritable appel d’air : on est deux femmes à des postes clés, ce qui motive des femmes à venir, et elles-mêmes vont en motiver d’autres. Nous avons par exemple trois développeuses dans la boîte, cela aussi c’est assez rare. Après, on met en place des petites choses. Sur Slack, la messagerie collaborative qu’on utilise, on a créé une discussion fermée « Girls Only ».
Ce n’est pas discriminatoire pour les hommes ?
Non, je ne crois pas. Non pas que je veuille séparer les hommes d’un côté et les femmes de l’autre, mais par exemple pour la journée du 8 mars, on a créé une journée « Girls only », je pense que c’est important. Et cela sensibilise aussi les hommes au sujet.
Depuis que vous travaillez dans la tech, est-ce-que, justement, vous constatez une féminisation du secteur ?
(Hésitation) Oui, il y en a plus, mais pas beaucoup plus. Je dois reconnaître que c’est encore un milieu très masculin.
Les femmes font moins d’études scientifiques et peu suivent des formations d’ingénieure, donc ce n’est pas surprenant. Il y a une image de la tech, encore très « tech » et pas très « usage ». C’est pour cela qu’il faut continuer à transmettre le message que c’est possible, que travailler dans la tech est compatible avec une vie de famille, que ça peut être un job épanouissant.