Il rit beaucoup pendant cet entretien, sans doute pour rendre audible ce que beaucoup ne veulent pas entendre. Rencontre avec un sociologue du connard.
Le mot de la rentrée littéraire 2022 ? « Connard ». Derrière l’insulte courante se cache un phénomène trop longtemps ignoré. C’est en tout cas la théorie d’Eric la Blanche, auteur de l’essai décalé mais sérieux : « Le connard : enjeux et perspectives », paru en août dernier aux éditions Michel Lafon. Entretien avec le sourire.
Pourriez-vous dresser le portrait du connard ?
Mon ambition avec cet essai était de fournir une analyse sérieuse sur un sujet qui peut sembler ne pas l’être. Alors, comme pour une bonne copie de philo en terminale, il a d’abord fallu établir une définition (rires). Malgré le peu de littérature existante sur le sujet, voilà ce que j’ai établi : « Le connard, c’est une personne qui agit de façon désagréable et déplacée, par manque d’intelligence, de savoir vivre ou de scrupule et qui est immunisée contre les critiques. ». Il en existe également une définition populaire : « quelqu’un qui se croit tout permis et qui ne s’excuse jamais ». « Connard » désigne et sanctionne donc un comportement précis. Et cela concerne des questions d’incivilité, d’environnement, de genre, de sexisme, de management et de politique.
Concrètement, est-il possible de remettre un connard à sa place ?
C’est super dur, notamment parce qu’il est immunisé contre les critiques et est incapable de se remettre en question. Il pense, de manière inconsciente, qu’il a plus de droits que les autres. Il s’autorise donc, par exemple, à couper la parole, à gruger la queue, à utiliser la place handicapée… Quand on essaye de le remettre à sa place, sa première réaction est souvent l’incompréhension parce qu’il n’admet pas qu’on puisse le critiquer. Mon conseil, lorsque vous vous retrouvez face à lui, est donc : « fuyez ! », vous n’avez pas le temps de faire sa psychothérapie ! (rires)
Le connard a-t-il son équivalent au féminin ?
De prime abord, on pourrait proposer connasse, mais son sens est légèrement différent (son étymologie désigne une prostituée inexpérimentée). Le connard est un con, auquel on a ajouté le suffixe dépréciatif « ard » pour en faire un « sous-con ». Pour parler du connard au féminin, j’ai donc choisi d’utiliser le néologisme « connarde ». Mais, globalement, dans l’essai, je n’en parle pas beaucoup, car la plupart des représentants du genre connard sont des hommes ! Il n’y a pas tellement de femme, et c’est peut-être ce qui, paradoxalement, les rend davantage visibles.
Comment l’expliquez-vous ? Pourquoi les connards sont-ils majoritairement des hommes ?
Il suffit de regarder les chiffres de la délinquance et des incivilités. Je me réfère au travail de l’essayiste et historienne Lucile Peytavin, qui constate un rapport problématique des hommes à la loi. Les hommes et les femmes n’ont pas reçu la même éducation. Un homme viril aujourd’hui, pour beaucoup de gens, c’est quelqu’un qui est capable de transgresser, de franchir les limites, d’être un peu à côté de la loi et, en quelque sorte, de « niquer » le système. D’une certaine façon, être un mec, un « vrai », c’est être un connard. J’ai d’ailleurs consacré un chapitre entier à l’expression « je m’en bats les couilles ».
Dans ce cas, le connard peut-il être déconstruit et féministe ?
Oui ! On croise des connard.e.s partout, y compris chez les féministes soi-disant bien intentionné.e.s, qui estiment avoir compris les oppressions et l’histoire du féminisme. Il.elles s’autorisent à considérer que leur interlocuteur.rice doit les écouter. Là, on a quelque chose d’intéressant, c’est le.la connard.e instruit.e !
La notion de connard peut-elle s’inscrire dans les débats actuels qui questionnent la masculinité ?
Oui, c’est lié. Au XIXè siècle, la masculinité n’était pas forcément toxique. Je me suis appuyé sur « L’histoire de la virilité » (trois tomes, éd du Seuil), qui explique qu’à l’époque, lorsque tu étais un homme, un « vrai », tu devais être respectueux. Quand tu n’étais pas d’accord avec quelqu’un tu devais le laisser parler et il était hors de question de manquer de respect à une femme. Il y avait un côté très gentleman. Ce qui ne signifie pas que l’égalité entre les hommes et les femmes était respectée, bien sûr. Mais ce que je veux dire par là, c’est que, contrairement à aujourd’hui, être un homme viril, ce n’était pas (forcément) être un connard.
Que vous inspire le titre du dernier livre de Virginie Despentes « Cher Connard » ? Est-ce, pour vous, signe d’un phénomène propre au XXIème siècle ?
Cela m’inspire le fait que le connard nous coûte effectivement extrêmement cher (rires). Il y a sans doute, actuellement et pour diverses raisons qui tiennent aux avancées des féminismes, une prise de conscience de la présence du connard partout autour de nous et que certains comportements ne sont plus tolérables. #MeToo est peut-être le début d’une grande rébellion contre les connards. De la même façon que les inégalités et les violences faites aux femmes étaient invisibilisées, on peut se demander si le connard ne l’était pas lui-même. Il y a sans doute un parallélisme entre la reconnaissance des droits des femmes et la reconnaissance du droit de chacun à ne pas se laisser emmerder par les connards. Parce qu’ils n’emmerdent pas que les femmes, mais toute la société ! La réapparition du mot connard en cette rentrée littéraire, c’est peut être le signe que les choses sont en train de changer.
« Le connard : enjeux et perspectives », d’Eric la Blanche, éd Michel Lafon, 240 p., 16,95€. En librairie depuis le 25 août 2022.