La littérature peut permettre aux professionnel.le.s de l’enfance de mieux prévenir et sensibiliser sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants. La Ciivise et le Salon du livre et de la presse jeunesse présentent « un choix de livres pour imaginer et ressentir« .

Devant une salle comble, nichée au milieu du tumulte du Salon du livre et de la presse jeunesse à Montreuil en Seine-Saint-Denis et de ses stands pleins de livres colorés, Edouard Durand a pris la parole avec gravité et émotion. Le juge pour enfants, co-président de la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise), présentait le 20 novembre dernier un rapport qui fera date, 750 pages issues de 3 ans de recherches et de l’audition de près de 30 000 victimes. Sa présence au Salon du livre et de la presse jeunesse dans le cadre d’une conférence intitulée « La littérature pour penser les violences sexuelles faites aux enfants », destinée aux professionnel.le.s, était attendue. Il l’explique, la mission de la Ciivise était de rendre un rapport, certes, mais aussi de recueillir ces paroles. « Nous ne pouvions pas attendre 3 ans que le rapport sorte, il nous fallait être à la hauteur de nos engagements » explique-t-il, alors qu’il raconte les réunions publiques, les salles remplies de victimes qui prennent la parole, et à qui la Commission a répété « On vous croit » à ceux qui auraient aimé l’entendre dans leur enfance.
« Si on est capable de dire « On vous croit » à un adulte, cela implique qu’on est capable aussi de le dire aux enfants, aujourd’hui et maintenant » déroule-t-il, avant de rappeler que seulement 8% des enfants qui témoignent de violences sont crus et protégés. Le juge rappelle la principale recommandation de la Ciivise : le repérage par questionnement systématique de la part des adultes, « car la plupart des enfants victimes ont peur de ne pas être crus ». Selon lui, en tant que société, la doctrine doit être claire : il va falloir regarder les violences faites aux enfants en face, et pour cela, « la littérature est l’action humaine qui a la capacité de faire que les maux soient visibles ». C’est dans ce but qu’Henriette Zoughebi, co-fondatrice du Salon et ancienne présidente de la commission culture du conseil régional d’Île-de-France, a réalisé avec Florence Schreiber un travail d’analyse et de présentation d’un choix d’ouvrages utiles à toutes celles et tous ceux qui travaillent avec des enfants.
Penser les violences à travers le langage
Henriette Zoughebi présente un choix d’ouvrages, près d’une quarantaine de romans, histoires et contes, qui traitent des questions de violences sexuelles : « la littérature fait penser car elle fait d’abord ressentir ». Ressentir ce que vivent les victimes, mais aussi voir les stratégies des agresseurs. « Les objectifs de ce choix de livres, en cohérence avec ceux de la CIIVISE, sont bien de permettre de penser les violences à travers le langage, de faire ressentir et imaginer par la fiction et le récit ce qu’elles représentent pour la personne agressée, de mesurer les effets destructeurs de la prise de pouvoir de la part de l’agresseur sur le corps de l’enfant victime, de comprendre les stratégies de domination » ajoute-t-elle.
Car comme l’explique Edouard Durand, la Ciivise a changé des vies, en écoutant la parole des victimes, en créant « un espace de rassemblement, de solidarité, de sécurité pour une multitude de personnes dans le néant de l’indifférence ». Les livres, ils l’assurent, peuvent permettre aux adultes et aux adolescent.es de mettre des mots sur l’impensable que constituent les violences sexuelles sur enfants. Henriette Zoughebi s’est donc attelée à présenter un fascicule à destination des parents, professeur.es ou adultes travaillant avec des jeunes, où 38 œuvres sont analysées et recommandées, soit pour leur récit des violences, soit par l’analyse qui peut en être faite par cet axe.
De la mythologie jusqu’à la « rupture », en passant par le conte
Le choix d’œuvres est divisé en plusieurs parties, la première se concentrant selon Henriette Zoughebi sur « une grande partie de notre héritage culturel occidental », à savoir la mythologie gréco-romaine, les contes et la littérature classique. Les grands mythes grecs sont ainsi revus avec un regard contemporain de la banalisation du viol, tandis que les contes traditionnels comme Le Petit Chaperon Rouge, La Belle et la Bête ou Peau d’Âne sont analysés pour rendre compte que « notre culture est façonné de rapports de domination des hommes sur les femmes ». « Les mots employés sont importants, parfois le mot « séduction » cache la notion d’emprise » ajoute-t-elle, indiquant que certaines œuvres classiques étudiées au collège et au lycée (Les Liaisons dangereuses de Laclos, Bel-ami de Maupassant, Germinal de Zola) ont tout intérêt à servir pour faire de la prévention et de la sensibilisation sur la question des violences sexuelles.
Et puis vient le temps de la « rupture » comme la nomme Henriette Zoughebi, à savoir la profusion de textes au 20ème et 21ème siècles autour des questions d’inceste, de viol, et plus largement d’emprise, du rapport à la mémoire traumatique, le mariage forcé ou encore la réaction de la société face à ces violences. « Il a fallu des autrices, dans la suite de l’onde de choc du mouvement #MeToo, pour que les oreilles s’ouvrent » énonce-t-elle. Parmi les œuvres sélectionnées, Le Voyage dans l’Est de Christine Angot, Camille Kouchner et La Familia Grande, Le Consentement de Vanessa Springora, le récent prix Femina Triste Tigre de Neige Sinno, ou encore des romans d’Annie Ernaux, Mazarine Pingeot, Hélène Devynck, Lola Lafon ou Pascale Robert-Diard.
Cette sélection d’ouvrages et son commentaire, réalisée avec l’association Idéokilogramme, qui mène des ateliers de sensibilisation auprès des adolescent.es, est encore « en mouvement, à enrichir ». Il est accessible à tous et toutes en ligne, et invite les professionnel.les de l’enfance à se saisir de ces questions de violences sur mineur.es. « C’est ainsi qu’on mesure comment la Ciivise a été un accélérateur » conclut Henriette Zoughebi. « Nommer permet de penser […] Les enfants ont besoin de mettre des mots sur les agressions sexuelles. Ils ont besoin de livres audacieux et ambitieux pour grandir » conclut ce travail de recherche et d’analyse. Et peut-être plus que jamais, donner des clés aux adultes et enfants pour que cessent les violences sexuelles.
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