TENDANCES. Depuis quelques saisons, un vent nouveau souffle sur le monde du skate. Le petit milieu underground, remis à la mode par les gourous des tendances, se féminise. Mais il y a encore du pain sur la planche. Enquête.
Le « cruiser ». Vous n’avez pu échapper à ce nouvel accessoire du bobo, remis à la mode à Los Angeles, et qui bouscule depuis près d’un an le monde de la glisse. Petite planche en plastique, coloré et léger, moins encombrant qu’un skate classique (et moins douloureux à prendre dans les mollets) il participe à la démocratisation du skate. Car ce sport est encore confidentiel en France, malgré les quelques 500 000 pratiquants revendiqués par la fédération.
Evidemment, l’objet fait polémique chez les skateurs et skateuses de la première heure, même s’ils avouent souvent en avoir un ou deux à la maison. GoSport les vend 50 euros en tête de gondole alors que Hawaii Shop à Paris les écoule « comme des petits pains », chez les enfants et les hipsters de tous poils, hommes, et surtout femmes.
Car la petite planche semble être née sous le signe de la parité. Le « Penny », marque australienne phare du cruiser, met en scène des filles qui skatent (en petite tenue) dans ses pubs. Il faut dire que les marketeurs ont flairé un filon jusque là inexploité : le skate au féminin.
« Modeuse et skateuse »
Tout commence au printemps 2013, quand les couturiers s’activent à transformer le skate en véritable accessoire de luxe pour femmes. Vuitton et Chanel entre autres vont sortir leur propre planche – il faudra compter 335 euros pour un cruiser Isabel Marrant. Puis c’est Céline et Comptoir des cotonniers (image ci-contre) qui s’emparent du skate pour le féminiser dans leurs campagnes de pub.
Les magazines de mode ont suivi. Grazia s’est demandé au printemps dernier : « Modeuse et skateuse : je porte quoi ? ». Tandis que Elle proposait en septembre « 15 looks pour faire du skate », avant de récidiver au début de l’année.
En général, le skate profite du renouveau des cultures urbaines, et des marques comme Hermès et Mercedes n’hésitent plus à utiliser la planche, habituellement associée à l’adolescence, pour vendre des voitures haut-de-gamme ou des bijoux. Conséquence : le skate est « in », et de plus en plus de femmes l’adoptent. Un passionné de glisse assure, rigolard, que ces nouvelles converties choisissent leur planche « assortie aux chaussures, comme un sac à main ».
En France, une poignée de professionnelles
Assez pour bousculer un petit milieu underground très masculin ? La scène est familière : sous le soleil de midi, des grappes de garçons, de 14 à 25 ans, font des flips, des ollies et des 180. Un groupe de collégiennes maquillées les regardent de loin, et avouent vouloir attirer leur attention. En bref, « draguer ». A Paris, la Place de la République est devenue un lieu de rencontres et un skatepark improvisé depuis sa rénovation au printemps dernier. Seule fille sur une planche, Neyla, 20 ans, pratique le skate depuis un an, convertie par ses amis garçons.
Au magasin GoSport, en face, un vendeur confirme que le skateboard est un truc de mecs, même chez les enfants : aucune planche rose bonbon ne vient briser la grise monotonie des rayons.
La quasi-absence des filles dans ce sport n’est pas une révélation. En France, elles ne sont qu’une poignée à skater à un niveau professionnel, et elles s’arrêtent souvent très jeunes. Les habitués de République citent par exemple Charlotte Hym ou Lisa Jacob à Paris, sponsorisée par Nozbone.
Sur Facebook, seules 12% de filles suivent la page de la fédération. Une pénurie qui se répercute sur le niveau global des filles dans les compétitions, plus bas que celui de leurs homologues masculins. Outre-Atlantique, où le skate est pris au sérieux et passe à la télé, elles sont déjà plus nombreuses à égaler les hommes. Les skateurs connaissent tous la médiatique Leticia Bufoni, qui, en plus de rafler tous les prix, n’hésite pas à poser en maillot de bain avec sa planche.
Filles prudentes, skateurs casse-cou ?
Alors, pourquoi les filles ne skatent pas, ou peu ? Neyla, qui se dit « casse-cou », avance que la prise de risques et l’engagement physique ne sont pas du goût de la plupart des filles. Le skate est en effet un sport plutôt violent : aux dires de ses pratiquants les plus fervents, tout l’art consiste à tomber, se relever et recommencer – à l’infini.
Olivier, développeur web sympathique et surtout passionné de skate depuis son adolescence, qui a fondé le « Site du skateboard », a d’autres idées :
– Tomber, ça veut dire se blesser et avoir des cicatrices. Un côté inesthétique qui peut rebuter les filles…ou les garçons de leur entourage. Comme Damien, skateur de 18 ans, qui évoque avec une grimace de dégoût la fille qui skate, « toute suante » et « pleine de bleus ».
– La morphologie des femmes, aux hanches plus larges, qui les handicaperait pour progresser rapidement dans les sports de glisse « sur le côté ».
– Les skateurs engagent leur virilité en sautant 10 marches ou plus (même si c’est parfois stupide), alors que les filles vont moins donner dans le « spectaculaire ».
– La pression sociale. A 20 ans, les filles arrêtent le skate parce que ça n’est pas acceptable. Pour un mec, ça fait un peu ado attardé, mais ça reste cool.
« Il y a du gros sexisme dans ce sport »
On ajoute que quelques méchantes et tenaces habitudes peuvent pousser les filles hors des skateparks. Un vendeur chez Nomade lâche le mot « il y a du gros sexisme dans ce sport », alors même qu’il dit voir dans son magasin et au skatepark « de plus en plus de gonzesses ».
« Hier, un mec qui organise une compèt’ me dit que le premier prix pour les mecs est de 400 euros, et pour les filles, de 200. J’étais furax », poursuit le vendeur en haussant les épaules. Olivier confirme que ce double standard est plutôt la règle que l’exception : « Généralement, les filles, on leur donne 2 ou 3 T-shirts. Les garçons ont droit à de l’argent ».
Enfin, les skateparks font très souvent office de repaire masculin, ce qui ne facilite pas la vie des skateuses. William, 15 ans, stagiaire chez Nomade, confirme que quand elles sont là, elles se font « souvent emmerder ».
« Tout le monde les mate. Moi aussi quand je vois une fille, j’ai envie de la draguer », confesse-t-il en riant. « Ça doit être pour ça qu’elles préfèrent ne pas venir ». Paulina Laffabrier, skateuse bordelaise racontait à 20 Minutes une mauvaise expérience pendant le « Skate camp » pour filles qu’elle organisait l’été dernier :
« A Saubion, nous nous sommes crues au zoo. On a provoqué l’agitation, l’excitation, les rires et quelques regards mauvais des skateurs, la plupart adolescents. Après 20 minutes de spectacle, ils se sont tout de même calmés et nous avons enfin pu skater. »
« Une petite place, mais qui existe »
Mais les lignes bougent, tout doucement, et la scène skate féminine française s’organise depuis un à deux ans pour se faire entendre. Les skateuses se sont d’abord emparées des longboards, grandes planches où les figures s’apparentent à de la danse.
Puis le Skate Camp de Pauliana Laffabrier a fait grand bruit sur internet. Un signe qui ne trompe pas : le site à clics Melty a consacré un sujet à ces « supers nanas ».
Surtout, la Commission skateboard, fédération officielle du skate, s’engage aussi dans cette voie et aide les filles à s’entraîner et à partir en tournée au sein du « Collectif filles » – une vidéo de 8 minutes vient d’ailleurs d’être mise en ligne le 26 juin :
Ce collectif s’est créé il y a deux ans grâce à Claire Essertel. Cette skateuse de 34 ans a passé la moitié de sa vie à rider et a même construit une rampe dans son jardin. Avec d’autres comme Pauliana, elle donne des cours aux apprenties skateuses, et vient de lancer le site Seegirlsrippin.com pour donner de la visibilité aux filles qui skatent.
Côté compétition, à Grenoble cet automne a eu lieu la première édition du « Calamity Jam », réservée aux filles qui rident (skate, mais aussi BMX et roller), avec 1500 euros à la clé. Plus officiel, depuis 2012, le Championnat de France de skateboard comprend dans les 3 spécialités (bowl, rampes, street) une catégorie « filles ».
Un effet JO en 2020 ?
Pour David Legoux, responsable communication de la fédération, la présence des filles dans le skate va croissant, surtout depuis deux ans. Optimiste, il ajoute que les skateuses « ont aujourd’hui une place. Une petite place, mais qui existe. Elles sont respectées des garçons. Il y a 10 ans, c’était des groupies. »
Côté financement, si les marques et les sponsors sont encore timides, les aides publiques en France favorisent heureusement les initiatives sportives qui s’adressent aux filles. « Si le skate devient une discipline olympique, en 2020 à Tokyo, il y aura une compétition filles, et on aura beaucoup plus d’argent pour les entraîner », espère-t-il. Le skateboard a en effet été proposé à la commission par la Fédération Internationale de Roller Sports d’après un rapport de septembre 2013.
Une révolution dont aurait bien besoin un milieu où le sexisme semble installé, voire institutionnalisé au plus haut niveau. Les X-Games, équivalent des jeux olympiques de la glisse, sont un exemple frappant. Malgré la présence croissante des filles dans le skate, l’organisation a décidé en 2011 de supprimer les catégories « bowls » et « rampes » pour femmes, ne leur laissant que le « street » à se mettre sous la planche, arguant d’un trop bas niveau de compétition. Aux États-Unis et sur les réseaux sociaux, les skateuses ont bataillé pour se faire entendre, en vain.
Sur son blog (en anglais), la skateuse Amelia Brodka réagissait avec un billet titré « Pas de place pour les femmes dans le skate », qui concluait :
« Nous aussi nous sommes impliquées dans la communauté du skateboard. Mais on continue de propager l’idée que notre place dans le skate est limitée à applaudir et encourager les garçons pendant qu’eux s’amusent, ou à prendre des poses suggestives dans les publicités de glisse. La seule solution aujourd’hui est d’organiser nos propres événements. »
Depuis, tous les ans à l’automne, la compétition « Exposure » rassemble des skateuses professionnelles. L’argent collecté est reversé à des associations de lutte contre les violences domestiques.
