Derrière chaque grand génie masculin se cacherait la plume d’une femme… Après avoir lu le livre « Mary Sidney alias Shakespeare » d’Aurore Évain, tout nous pousse à croire que le plus grand dramaturge anglais fut en réalité une femme. Recoupements chronologiques, analyse de l’écriture et déconstruction des biais genrés du récit historique… Entretien avec l’autrice de cette enquête captivante.
Qui est cette mystérieuse Mary Sidney ?
Aurore Évain – Je l’ai rencontrée par hasard. Lorsque l’on travaille sur le matrimoine, c’est souvent le fruit du hasard puisqu’au départ on ignore tout. En 2015, je vois passer un article sur internet qui attribue les œuvres de Shakespeare à une femme, la fameuse Mary Sidney. C’était trop beau pour être vrai. Puis, en 2017, lorsque je suis dans un train Paris-Montluçon, je découvre l’essai de la chercheuse américaine Robin Patricia Williams [« Sweet Swan of Avon. Did a Woman Write Shakespeare?« , ndlr], qui questionne sérieusement cette hypothèse. Je savais que des autrices de théâtre existaient à cette époque, puisque j’avais travaillé sur les premières actrices du XVIIe siècle, mais ce que je découvre là me fascine ! Mary Sidney était une aristocrate anglaise, comtesse de Pembroke, née au XVIe siècle. Proche d’Élisabeth Ière, elle se révèle être la figure phare du plus grand cercle littéraire de l’histoire britannique. Son histoire est captivante et je décide de l’adapter en une conférence-spectacle avec ma compagnie de théâtre La Subversive en 2020, que je prolonge aujourd’hui avec ce livre-enquête.
Avant cette remise en question de l’identité de Shakespeare, quel est votre rapport à ses œuvres ?
AE – J’ai toujours beaucoup aimé Shakespeare. Dans le théâtre classique, ses œuvres étaient celles qui me touchaient le plus, notamment sur les questions d’égalité femme-homme. Je sentais un féminisme déjà à l’œuvre dans son écriture, que je ne retrouvais pas chez d’autres auteurs tels que Molière ou Corneille.
Les pièces de Shakespeare mettent en scène des personnages féminins intelligents, forts et déterminés. Peut-on y voir la preuve qu’une autrice est à l’origine de ces œuvres ?
AE – L’hypothèse que Shakespeare aurait pu être Mary Sidney tient à une somme d’indices et de recoupements. Celui-ci est l’un des arguments qui permettent de mettre une femme derrière l’identité shakespearienne. D’autant plus que cette sensibilité aux problématiques des femmes est une caractéristique que je ne retrouve que chez les autrices. Toutefois, je ne dis pas qu’un homme n’ait pas pu le faire. Effectivement, il y a eu des hommes féministes à cette époque, qu’on appelait les « champions des dames ». Mais à ce point là… je ne sais pas. Le profil du William Shakespeare de Stratford-sur-Avon, à qui l’on rattache l’identité du dramaturge, ne correspond pas du tout à un champion des dames de l’époque, c’est même tout le contraire. On sait qu’il n’a donné aucune éducation à ses filles et les a privées d’héritage si elles n’étaient pas parvenues pas à engendrer de descendants mâles. Un affreux personnage !

L’identité du dramaturge anglais a toujours été remise en question. Pourtant, imaginer une femme derrière ce nom de plume est la dernière des hypothèses envisagées… Pourquoi tant de résistance ?
AE – Dans mon travail de recherche sur les autrices de théâtre, j’ai très souvent buté contre les cercles de dénigrement et de doute. On me renvoie systématiquement au discours de Virginia Woolf. Dans son essai Un lieu à soi (1929), elle imagine une sœur fictive à Shakespeare et considère qu’il n’a pas été possible pour les femmes de créer puisque les conditions matérielles ne leur permettaient pas. Ainsi, même si leurs écrits étaient bons, ils ne pouvaient pas être géniaux. L’hypothèse de l’écriture collaborative des œuvres shakespearienne est la plus probable et j’y suis assez favorable. Cependant, tout ramène toujours à Mary Sidney. Dans le livre, je démontre qu’au sein de ce cercle littéraire elle émerge comme la figure de proue et qu’elle a très bien pu être la cheffe de file de cette écriture collaborative.
Comment expliquer que Mary Sidney ait sombré dans l’oubli ?
AE – C’est l’effacement systématique des femmes par l’écriture de l’Histoire. Un des moyens pour les faire disparaître des mémoires est de les rendre innommables et de ne pas pouvoir utiliser le féminin pour leur fonction. En France, on en rajoute une couche avec la règle du masculin générique. Virginia Woolf hérite de cette histoire androcentrée et c’est ce qui l’amène à considérer que les femmes « n’étaient pas en état de créer ». C’est très pernicieux et violent, puisque les femmes ont été des créatrices. On commence à le (re)découvrir aujourd’hui. C’est complètement fou cette manière de nous faire perdre la mémoire ! En outre, les descendants n’allaient pas perpétuer la mémoire de ces femmes de lettres. À cette époque, ce n’était pas bien vu pour une grande aristocrate de publier, d’être ce qu’on appelait « femme publique ».
La notion de génie se conjugue-t-elle nécessairement au masculin ?
AE – C’est l’enjeu principal dans la quête de l’identité de Shakespeare. Qu’on puisse toucher à la construction androcentrée du génie littéraire et artistique met en colère certains. À partir du XVIIIe siècle, au moment où la religion perd de son influence, les sociétés laïques cherchent d’autres dieux à adorer. Ces grands génies, forcément masculins, acquièrent alors ce statut. Dans notre société patriarcale, une figure féminine ne peut pas incarner le génie. À lui seul, Shakespeare représente le soft-power de la Grande-Bretagne. La portée mondiale de ses œuvres le rend intouchable et, encore aujourd’hui, ses œuvres sont le socle de la culture et de la pop-culture.
William Shakespeare vs Mary Sidney. Quel nom donner à l’auteur.rice de ces œuvres aujourd’hui ?
AE – L’histoire de Mary Sidney porte l’hypothèse que l’œuvre la plus géniale de la culture occidentale ait pu être écrite par une femme. C’est d’autant plus important qu’elle libère notre regard sur Shakespeare. Cela m’a permis de voir à quel point ces œuvres sont féministes et engagent des débats sur l’égalité des sexes déjà au XVIe siècle. La question de l’identité est au cœur de l’œuvre shakespearienne, qui interroge sans cesse la question de l’apparence, de la vérité et du masque. Ça serait dommage de passer à côté. Alors qu’une nouvelle mise en scène d’Hamlet se joue à l’Odéon, les affiches continuent de la présenter comme une œuvre de « William Shakespeare ». Ne serait-ce pas plus intéressant d’inscrire simplement Shakespeare, de le considérer comme un nom de plume, afin de conserver ce mystère autour de l’auctorialité ? À méditer…
”Mary Sidney alias Shakespeare, l’œuvre de Shakespeare a-t-elle été écrite par une femme ?” d’Aurore Évain, éd Talents Hauts, 384 pages, 22€.