Empêchées, stigmatisées et ostracisées, les femmes musiciennes ont été victimes d’une longue invisibilisation dans l’Histoire de la musique. Annie Coste les met en lumière dans son livre « Les femmes musiciennes sont dangereuses ». Entretien et décryptage d’un phénomène qui perdure.
De quelle manière le secteur de la musique cristallise les mécanismes de la société patriarcale ?
AC : Le sociologue Pierre Bourdieu explique que la musique est le domaine privilégié de la domination masculine. Elle a un pouvoir d’influence tel, qui parle à nos sensibilités et possède un caractère prestigieux. Les hommes y ont vu une manière de pérenniser leur domination. La musique est un vecteur de reproduction des stéréotypes de genre : les femmes sont avant tout considérées dans leur genre, plus que dans leur statut de musiciennes, encore aujourd’hui. Elles doivent être jeunes, belles et souriantes et cela prime sur leur intelligence créatrice. Ce que j’ai voulu montrer dans mon livre est l’impact de ce système sur la création des femmes ainsi que la sous-représentation féminine dans certains métiers.
Dans votre livre, vous retracez une Histoire de la musique au féminin à travers des portraits. Certaines de ces femmes ont été gommées du récit historique alors même qu’elles étaient reconnues de leur vivant. Comment l’expliquer ?
AC : Il s’agit de la titanesque stratégie d’évincement des femmes. L’Histoire est écrite par les hommes. Il y a donc tout un ensemble de mythes qui les dissuade de se lancer et qui minimise leur importance. Et puis, il y a tout un conditionnement social qui joue. L’exemple de Clara Schumann illustre très bien ce mécanisme. Bien plus talentueuse que son mari, elle « préfère » être une bonne épouse et délaisse alors la musique, au grand désespoir de son père qui l’encourage pourtant dans cette voie, ce qui était plutôt rare.
De portrait en portrait, on constate que les procédés d’invisibilisation sont multiples…
AC : C’est ça. Par exemple, les œuvres de Sappho de Mytilène ont été brulées, les créations des musiciennes ont été attribuées à des musiciens et ces femmes ont souvent été réduites à leur relation avec des hommes. Il faut également ajouter que pendant des siècles, la pratique musicale leur était interdite. Elles pratiquaient chez elles, dans la sphère privée. Elles ont attendu longtemps avant d’avoir accès aux institutions et aux formations. Elles ont donc emprunté des parcours alternatifs, moins reconnus… Ce manque de visibilité crée un vrai manque de modèles féminins. D’ailleurs, cela a façonné les goûts musicaux de plusieurs générations. Les artistes hommes ont été très populaires, en partie parce qu’ils étaient mis sur le devant de la scène et donc davantage écoutés.
Il y aurait donc une construction sociale autour de la notion de « génie » ?
AC : C’est certain. Plus un domaine artistique est prestigieux, moins les femmes sont représentées. Depuis des siècles, nous vivons dans une culture monovalente à la seule gloire des hommes, alors même que de nombreux genres musicaux doivent beaucoup aux femmes. Quand je vois qu’il n’est jamais question des pianistes femmes, qui, 40 ans avant la naissance du rock, faisaient des solo enflammés dans les églises, je trouve cela injuste. Cet effacement façonne notre imaginaire et se traduit à travers des biais de sélection. Par exemple, lors des concours anonymes, c’est flagrant ! Les œuvres des femmes y sont bien plus souvent nommées que dans les concours normaux.
Parmi tous les portraits, lequel vous a particulièrement marqué ?
AC : Chaque portrait m’a véritablement passionné. Mais pour n’en citer qu’un, je dirais Elizabeth Cotten. L’histoire de cette américaine, née en 1893, est typique des obstacles rencontrés par les femmes musiciennes. Comme beaucoup de filles ont lui répétait : « Les jolies filles ne jouent pas du banjo ». Elle a donc volé la guitare de son frère et composé à 10 ans une chanson qui deviendra un tube des décennies plus tard et reprise par de nombreux artistes. Mais la majorité de sa vie a été austère : elle a dû se marier, avoir beaucoup d’enfants, travailler à l’usine… Puis à 60 ans, elle devient domestique au sein d’une famille de musiciens. Elle reprend alors la musique. Elle enchaîne avec un album et continue à jouer dans les festivals jusqu’à très tard. Elizabeth Cotten et toutes les autres musiciennes citées dans mon livre me passionnent parce qu’elles déconstruisent les stéréotypes de genre mais également ceux de l’âge. Beaucoup ont réussi à faire des carrières âgées.
Des inégalités qui persistent
Cette longue Histoire de la musique « à la seule gloire des hommes » conduit aujourd’hui à légitimer les inégalités hommes-femmes dans l’industrie musicale actuelle selon Annie Coste. Une théorie confirmée par une récente étude menée par le Centre National de Musique lors des Assises de l’égalité Femmes-Hommes dans la musique en février 2023. Ce rapport décrypte la place occupée par les femmes au sein de la filière musicale, tant à l’échelle artistique que technique ou administrative.
Cette étude rompt avec le semblant d’égalité dans ce secteur. Elle met notamment la lumière sur la répartition inégale des femmes dans les différents métiers. Si les chanteuses sont la catégorie où les femmes sont les plus nombreuses, et les plus visibles, le pourcentage diminue drastiquement sur les postes à responsabilités ou de prestige. Par exemple, on compte très peu de cheffes d’orchestre professionnelles à la direction musicale d’orchestres, que ce soit en France (10%) ou dans le monde (6%).
Au-delà d’un accès difficile à certaines professions, les femmes se retrouvent également lésées sur la question de la visibilité. Pour comprendre l’ampleur du phénomène, il suffit de regarder la part d’entités artistiques féminines à l’affiche dans les grandes jauges : dans les 17 Zéniths, on compte seulement 13 % de femmes parmi les musicien.nes sur scène , 10 % dans les arénas et les stades. En outre, sur 90 festivals de musiques actuelles (sur un panel de 5 416 personnes), 14% d’artistes femmes contre 86% d’hommes étaient à l’affiche en 2019 (dernière année de référence avant covid). Ce manque de visibilité, et donc de renommées, impacte directement les chances, pour les femmes, de voir leurs projets aboutir : la part du genre du lead féminin des dossiers soutenus par la commission Création-production-diffusion est de 26%, contre 57% pour les hommes en 2021.
Ce nouveau baromètre annuel du CNM expose ainsi les inégalités hommes-femmes intrinsèquement liées à l’industrie musicale. Cette initiative est-elle le reflet d’une véritable volonté des institutions à se saisir de ces problématiques et de rompre avec un héritage historique qui a systématiquement désavantagé les femmes musiciennes ?