La commission d’enquête parlementaire sur les effets psychologiques du réseau social TikTok sur les mineur·e·s, le 10 juin, a donné à voir une photographie de la psychologie des influenceur·euse·s entendu·e·s. Qui connaissent mal la loi…
Le 10 juin, le député socialiste Arthur Delaporte, n’en finissait pas d’écarquiller les yeux. Présidant la commission d’enquête parlementaire sur les effets psychologiques de TikTok sur les mineur·e·s, il avait ouvert les portes de l’Assemblée nationale à cinq influenceur·euse·s, trié.es sur le volet. Leurs noms étaient apparus sur la base d’une large consultation citoyenne et d’une centaine d’auditions préalables : le masculiniste Alex Hitchens, le « créateur de contenus » AD Laurent dont le compte TikTok a été récemment fermé (lire : TikTok : le compte de l’influenceur AD Laurent supprimé pour sexisme), le couple Manon et Julien Tanti, ainsi que le snapchatter Nasser Sari (plus connu sous le pseudonyme de Nasdas).
L’objectif de la commission était « d’étudier et de quantifier les dispositifs de captation de l’attention utilisés par TikTok ainsi que leurs effets psychologiques […], en particulier sur les mineurs », « d’examiner les risques liés à l’exposition […] aux contenus dangereux et à l’addiction numérique », « de proposer des mesures concrètes » de protection, et « d’effectuer une analyse comparative des algorithmes […] et des dispositifs de protection des mineurs mis en œuvre par TikTok ». L’occasion donc de revenir sur le sexisme qui gangrène de plus en plus le réseau social…
Le premier influenceur fuit
Et la journée d’audition a commencé en fanfare avec, en visioconférence, l’influenceur masculiniste et « coach en séduction » Alex Hitchens. Ce dernier se lance, affirmant que la plateforme TikTok, sur laquelle il poste pourtant régulièrement du contenu pour environ 650 000 abonné·e·s, est « néfaste » pour les jeunes au vu de l’encadrement actuel dont elle fait l’objet. Surtout, il dénonce les risques de désinformation, « dont je peux aussi être victime par moments » déplore-t-il, du fait du format court des vidéos qui y sont publiées. Il accuse d’ailleurs le président de la commission de « tomber dans le piège » de cette désinformation lorsque celui-ci mentionne quelques-uns des propos ouvertement sexistes pour lesquels l’influenceur est connu.
Des propos que le président de la commission tentera de citer : « Vous prenez son téléphone. Si elle refuse, c’est une pute, fin de relation », « une femme, après 22h, qu’est-ce qu’elle fout dehors ? », « la majorité des femmes, énormément de P-U-T-E-S, peu de filles bien »… Un florilège de ce qu’Alex Hitchens considère comme des « propos isolés ». Fâché, l’influenceur a finalement raccroché et n’a plus répondu aux appels de la commission. Pas sûr qu’il en faille davantage pour comprendre l’impact de TikTok sur la santé mentale des jeunes, et l’influence d’Alex Hitchens persuadé « qu’un jeune homme de 13, 14, 15 ans devrait suivre [ses] conseils »…
Le deuxième nie un sexisme pourtant évident
Après cette douche froide, c’est au tour du créateur de contenu et acteur pornographique Adrien Laurent (ou AD Laurent) d’être entendu. Suivi par 1,8 million d’abonné·e·s, son compte TikTok a été suspendu un mois plus tôt sur demande de la Ministre chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes, Aurore Bergé, au motif d’une diffusion de la « culture de l’hypersexualisation et de la soumission des femmes ». Malgré un contenu « extrêmement préoccupant » selon le gouvernement et une accusation de deux viols « particulièrement sauvages » par une jeune femme anonyme en 2024, AD Laurent affirme : « Mon contenu n’est ni sexiste, ni misogyne, ni masculiniste, et je n’ai jamais été violent ». Paradoxal venant de celui qui minimisait la déchirure vaginale qu’il avait provoqué chez une actrice lors d’un tournage de film pornographique en 2023 en plaisantant : « Je lui ai fait gagner 60 000 euros à cette petite princesse. Bon, après je l’ai envoyée à l’hôpital mais ça, c’est un accident de travail, ça arrive ».
Interrogé sur les lives qu’il organisait régulièrement sur TikTok avant la suspension de son compte, AD Laurent affirme qu’ils ne sont pas accessibles aux mineur·e·s, du moins lorsque leur minorité est vérifiée et confirmée par le réseau social. Le « AD show », comme il l’appelait notamment pendant le confinement, pouvait par exemple mettre en scène des jeunes femmes twerkant ou réalisant des strip-teases pour des milliers de spectateur·ice·s. « Je refuse d’endosser une responsabilité qui ne m’appartient pas », explique le créateur de contenu, en soulevant la question de l’échec du contrôle parental qui permet à des enfants de moins de 13 ans d’accéder à la plateforme.
« À vouloir dénoncer, parfois on donne en fait une forme de légitimité » selon Anna Baldy
Est ensuite venu le tour du couple Manon et Julien Tanti souvent critiqués pour mettre en scène leurs jeunes enfants dans leurs vidéos. « Nul n’est censé ignorer la loi » a dû rappeler Arthur Delaporte. Le couple venait de dire qu’il ignorait qu’il fallait un contrat de mannequinat pour certaines prestations de leurs enfants. Le dernier interlocuteur, lui, s’est aussi distingué par une complainte sur les difficultés de son métier « Nous aussi, notre santé mentale est impactée. (…) Cette course au nombre de vues, à l’audimat, au buzz. (…). »
Quel bilan tirer de ces auditions ? Pour le moment, pas grand-chose. Certain·e·s député·e·s apparaissent même déçu·e·s du peu de résultats probants qui en ressortent. La députée Laure Miller, du groupe Ensemble pour la République, rapporteure de la commission, déplore sur la plateforme X : « Je regrette aussi que nous n’ayons pas été en mesure d’approfondir la façon dont la plateforme gère (encourage ?…) ces contenus problématiques ».
Nicolas Becqueret, directeur de l’école e-artsup regrette sur LinkedIn : aucun·e des influenceur·euse·s convoqué·e·s n’a « reconnu la portée problématique de ses contenus », ni pris conscience « des effets réels de leur “travail” sur les jeunes audiences ». Pourtant, rappelle-t-il, les études montrent que le réseau social participe à normaliser des comportements « déviants » par « l’exposition répétée à des discours sexistes », et renforce les stéréotypes de genre.
La créatrice de contenus Anna Baldy (connue sous le pseudonyme de grandebavardeuse) qui était entendue par la commission une semaine plus tôt a réagi aux auditions du 10 juin : « autant dire que j’ai constaté une véritable différence entre le traitement médiatique de leur audition et le traitement médiatique de notre audition ». Image à l’appui, elle regrette : « peu de député·e·s et de journalistes se sont déplacé·e·s « au moment où on a auditionné des personnes qui tentent d’avoir un usage éthique de leur plateforme, qui tentent de conscientiser les limites de l’algorithme et de leur position dans la plateforme » (elle-même, Hugo Travers alias Hugo Décrypte, et Morgan Lechat alias Monsieurlechat94). Anna Baldy accuse une recherche perpétuelle de divertissement qui, même sans le vouloir, confère de la visibilité et une légitimité à ces influenceur·euse·s problématiques.


En haut, l’audition d’Adrien Laurent le 10 juin. En dessous, celle d’Anna Baldy (@grandebavardeuse)
Et en effet, les réactions sur les réseaux sociaux des internautes et des principaux·ales concerné·e·s ne se sont pas fait attendre. Alex Hitchens fait déjà la publicité d’un pack promotionnel pour ses formations ; et sur X, les utilisateur·ice·s publient des threads sur les « meilleurs moments » de la commission. Pas sûr, donc, que celle-ci soit parvenue à ses fins…