L’ouverture d’une enquête pour « viols et agressions sexuelles » contre le politologue Olivier Duhamel ne doit pas faire oublier les innombrables victimes silencieuses en France.

Avant même l’arrivée en librairie, le 7 janvier, du livre « La familia grande » (Seuil), des extraits ont été révélés par Le Monde et L’Obs et repris dans beaucoup de journaux. Et immédiatement, « Le parquet de Paris a ouvert ce jour une enquête des chefs de viols et agressions sexuelles par personne ayant autorité sur un mineur de 15 ans et viols et agressions sexuelles par personne ayant autorité » a annoncé le procureur de la République, Rémy Heitz, dans un communiqué. Faut-il y voir la fin de l’impunité des crimes sexuels sur mineurs ? Pas sûr.
Dans ce livre, Camille Kouchner accuse son beau-père le politologue Olivier Duhamel d’avoir violé son frère jumeau dans les années 90, quand ils étaient adolescents. Elle décrit l’omerta bien huilée qui conduit la victime à se sentir coupable au point de ne rien dire. Et le silence des proches qui savent mais ont peur des représailles et veulent préserver la famille et les équilibres sociaux dictés par les puissants.
« La familia grande » est composée d’intellectuels médiatiques. Olivier Duhamel est marié à Evelyne Pisier, politologue elle aussi, sœur de l’actrice Marie-France Pisier. Les trois enfants d’Evelyne Pisier sont nés d’un premier mariage avec l’ancien ministre Bernard Kouchner. Chaque été, des intellectuels de gauche comme Luc Ferry, Fabienne Servan-Schreiber, Patrick Rotman ou Mario Belatti se retrouvent dans la maison du couple, dans le Var. L’Obs évoque une atmosphère particulière : « sorte de confusion sexuelle entre adultes et enfants ». En 1988, lorsque la mère d’Evelyne, Paula Caucanas-Pisier, se suicide, sa fille sombre dans l’alcoolisme. Olivier Duhamel, profitant de la faiblesse de son épouse commet les faits qui sont aujourd’hui dénoncés tout en se montrant attentif aux enfants. « Je lui faisais confiance, assure Camille Kouchner dans L’Obs. C’était comme un père. Et plus que ça. Il a apporté tellement d’intelligence et d’humour dans notre famille. C’était une énergie nouvelle, un souffle. »
Son frère jumeau s’était confié à elle un an après mais lui avait demandé de ne pas en parler, pour préserver sa mère. Vingt ans plus tard, lorsque leur frère aîné veut envoyer ses enfants en vacances dans la maison du Var, les jumeaux parlent à leur mère. Toujours affaiblie, Evelyne Pisier protège son mari contre l’avis de sa sœur, Marie-France, qui meurt au printemps 2011 dans d’étranges circonstances. Ce n’est qu’en février 2017 lors du décès de sa mère, que Camille Kouchner entame l’écriture de son livre. Dans L’Obs, elle présente sa démarche comme une « nécessité : témoigner de l’inceste pour montrer que ça dure des années et que c’est très, très difficile de se défaire du silence.»
Il y a un an, le livre « Le Consentement » (Grasset) de Vanessa Springora, dénonçait l’écrivain pédocriminel Gabriel Matzneff longtemps protégé par le milieu intellectuel parisien, et montrait un recul de la tolérance à la pédocriminalité (lire : MATZNEFF DÉNONCÉ, UN AUTRE REGARD SUR LA PÉDOCRIMINALITÉ). Ce nouveau livre va dans le même sens.
Contrairement à Matzneff, Olivier Duhamel n’a pas cherché à retourner l’opinion. Il a gardé le silence et quitté toutes ses fonctions. Il présidait notamment la Fondation nationale des sciences politiques, et le club Le Siècle, assurait la présentation de l’émission Médiapolis sur Europe 1 et était membre du comité de pilotage de la Fondation Culture et diversité, de son ami l’homme d’affaires Marc Ladreit de Lacharrière. Ce silence de l’accusé est un bon signe pour sortir de l’omerta.
Cependant, cette affaire ne suffira pas à faire reculer l’inceste qui ne concerne pas seulement le milieu intellectuel parisien. En France, une personne sur dix serait victime indique une étude Ipsos de l’association Face à l’inceste. Une étude de l’Ined donne d’autres chiffres : pour l’étude Violences et rapports de genre, entre 2 et 5% des adultes ont vécu des violences sexuelles incestueuses dans leur famille et leur entourage proche dans leur enfance. Près d’une personne sur 20, cela reste énorme. Autrement dit, sur une classe de 30 élèves, au moins un.e peut être victime. Mais ces victimes se taisent. Leurs bourreaux leur ont fait croire que leurs agissements étaient normaux, que c’était un secret qu’il fallait garder, l’entourage des victimes est souvent en situation de dépendance avec l’agresseur et la justice condamne très peu de pédocriminels. Aussi médiatique soit-elle, la dénonciation d’Olivier Duhamel ne suffira pas à mettre fin à ce phénomène.
Depuis 2017, un manifeste élaboré notamment par la psychiatre Muriel Salmona donne toutes les pistes pour en finir avec l’impunité (lire POUR ACCOMPAGNER LA LOI, UN « MANIFESTE CONTRE L’IMPUNITÉ DES CRIMES SEXUELS ». ) Des pistes qui concernent les professionnels de l’éducation, du social, de la santé, des forces de l’ordre et de la justice… Autant de professionnels qui peuvent casser le système de protection des pédocriminels.
Aujourd’hui, les regards sont tournés vers La commission indépendante « sur toutes les violences sexuelles sur mineurs », lancée en décembre dernier par Adrien Taquet, secrétaire d’État chargé de l’Enfance et des Familles, et dont la présidence a été confiée pour deux ans à Elisabeth Guigou, ancienne garde des Sceaux PS. Interviewée par plusieurs médias, la nouvelle présidente, amie de la familia grande affirme n’avoir rien vu. Et parle davantage de reconstruction des victimes que de punition des délinquants sexuels. La psychiatre Muriel Salmona juge cette commission tardive et décalée. Toutes les analyses, recherches, enquêtes auprès des victimes, recommandations ont déjà été faites notamment par l’association « Mémoire Traumatique et Victimologie» qu’elle a fondée. Sur son blog elle réitère ses recommandations « Afin de mieux lutter contre l’impunité de la pédocriminalité sexuelle et de mieux protéger les enfants »