Alors que la majorité présidentielle protège son ministre de l’Intérieur au nom de la « présomption d’innocence », militant.e.s et responsables politiques multiplient les tribunes démontrant que l’argument est mal choisi et délétère.
L’exécutif a l’indignation sélective. Il s’est, dans le passé, séparé de responsables politiques mis en cause dans des affaires allant de la consommation de homards à des suspicions de conflit d’intérêt, sans qu’il y ait eu de condamnation pénale. Mais quand un ministre de l’Intérieur est en cause alors même qu’il a reconnu avoir obtenu des faveurs sexuelles en échange d’une promesse d’intervention dans un dossier, halte là ! Ce sont les féministes qui se trouvent mises en accusation, elles bafoueraient la « présomption d’innocence ». Pourtant, d’une part, la « présomption d’innocence » n’a pas été évoquée quand d’autres responsables ont été révoqués avant d’avoir été condamnés par la justice. Et, d’autre part, un des faits reprochés au ministre a été reconnu par lui-même, et pourrait être qualifié de « trafic d’influence » ou « d’abus de pouvoir » selon certains juristes. Est-ce acceptable juste parce qu’il s’agit de faveurs sexuelles ?
Les plus belles plumes ont été sorties pour expliquer que ce discours fait encore monter d’un cran le seuil de tolérance au sexisme et aux violences sexuelles fixé par les hommes qui gouvernent – un seuil de tolérance déjà très haut. Des puissants mettent en accusation les plaignantes pour maintenir l’omerta. Alors dans plusieurs tribunes, des responsables politiques du monde entier, responsables associatives, militantes, élues, de droite et de gauche ont exprimé la souffrance et la colère qu’inspire ce nouveau renversement de culpabilité. Leurs tribunes sentent le vécu.
Diplomatie féministe en question
Dans Le Monde, « Un collectif de 91 intellectuelles et militantes féministes de plus de 35 pays, dont Shirin Ebadi, Prix Nobel de la paix, et Svetlana Alexievitch, Prix Nobel de littérature » s’est d’abord exprimé en portant un regard extérieur, peu suspect de vouloir une guerre politique franco-française. Le titre : « Les nominations de Darmanin et Dupond-Moretti discréditent les ambitions françaises de promotion des droits des femmes.» Ce remaniement, disent-elles « vient renforcer le backlash [« retour de bâton »] contre les femmes, dont nous sommes victimes sur tous les continents, en violation de nos droits fondamentaux. » Insistant sur l’exemplarité de la France qui a promis une « politique étrangère féministe » (Voir :DIPLOMATIE FÉMINISTE EN VUE DU G7), elles estiment que ces nominations « viennent conforter d’autres gouvernements restés sourds au combat pour l’égalité et contre les violences généralisées que subissent les femmes. Elles donnent un feu vert à la poursuite de l’impunité des agresseurs qui prévaut en France et dans d’autres contextes. »
« Mépris pour toutes les victimes »
Rachida Dati, maire LR du 7ème arrondissement de Paris, qui a été garde des Sceaux, estime également dans une tribune publiée par Le Monde qu’ « Emmanuel Macron envoie les pires symboles aux femmes victimes de violences ». «En considérant qu’une suspicion de viol, de harcèlement et d’abus de confiance ne serait « pas un obstacle » à diriger le pays. Quel message adressé aux victimes quand on sait le rôle de la police dans la lutte contre les violences sexistes et sexuelles, notamment dans la réception des plaintes et la conduite des enquêtes ? Je souscris aux propos de Caroline De Haas quand elle affirme que le seul crime pour lequel on accepte cela est le viol. Au début du quinquennat, des ministres ont été congédiés en quelques semaines pour des affaires judiciaires sans être condamnés. Pour eux, il y avait obstacle. »
Sur Twitter, Valérie Pécresse, la présidente de la région Ile-De-France, venant elle aussi des rangs de LR l’a approuvée : « Comme Rachida Dati, je refuse la banalisation des plaintes pour viol et qu’on minore la parole des femmes. Bien sûr Gérald Darmanin a pleinement droit à la présomption d’innocence, mais le nommer Ministre de l’intérieur, maintenant, c’est une marque de mépris pour toutes les victimes »
« Pour la victime, la présomption d’innocence sera brandie telle une menace »
Puis Marie Donzel, Experte de l’égalité professionnelle et Sandrine Rousseau, Présidente de l’association Parler ont patiemment expliqué dans une autre tribune pourquoi « Brandir la menace d’une erreur judiciaire est une manière d’intimider les femmes ». Invoquer la « présomption d’innocence » n’a pas le même effet sur les hommes et sur les femmes dans ces affaires « Pour l’accusé, elle sera un argument lui permettant de rester en poste, de continuer à être reconnu compétent et apte à occuper toute fonction. » écrivent les deux autrices. « Pour la victime, la présomption d’innocence sera brandie telle une menace, le rappel qu’elle risque à chaque instant de se mettre en faute, pire qu’elle prend la responsabilité personnelle des entailles faites aux fondements du contrat social et de notre démocratie. » Tout est fait, encore aujourd’hui pour dissuader les femmes de parler. Et rappelons-le, il n’y a pas si longtemps, en France, lorsque la preuve de l’agression sexuelle était impossible, les tribunaux pouvaient, automatiquement condamner les plaignantes pour « dénonciation calomnieuse ». Intimidant ! (lire :VIOLENCE SEXUELLE ET DÉNONCIATION CALOMNIEUSE : LA FRANCE CONDAMNÉE))
« Qui a suivi des procès sait également que les victimes ne se présentent jamais la tête haute mais le regard le plus souvent baissé, craignant encore de croiser celui de l’agresseur jusqu’à des années après, et se préparant humblement à se faire malmener par des avocats qui « font leur métier », en instruisant non tant à décharge leur client qu’à charge le comportement des victimes » écrivent-elles. « Et puis quand bien même il n’y aurait pas de qualification de viol, combien de démocraties accepteraient qu’un ministre régalien reconnaisse lui-même avoir échangé des relations sexuelles contre des faveurs liées à sa fonction ? » demandent Marie Donzel et Sandrine Rousseau.
Ethique
Même question posée par l’écrivaine Isabelle Alonso sur « gonflées à blog » : « De toutes façons, et sans entrer dans les détails, il reste une question que Macron ne semble pas se poser: confie-t-on un portefeuille à un homme qui reconnait avoir sollicité un rapport sexuel en échange d’une faveur que seule sa position lui permet d’accorder? »
Laurence Rossignol, sénatrice et ancienne ministre des Droits des femmes et Virginie Martin, politiste, sociologue, analysent le message politique patriarcal de cette affaire et dénoncent : « Darmanin ou la trumpisation du président Macron. » dans Libération. Elles voient dans cette affaire : « Une violente claque à toutes celles et ceux qui pensaient que #MeToo avait ouvert une ère nouvelle : celle de la libération de la parole des victimes et de la condamnation morale ou pénale des auteurs. On imaginait, qu’enfin équipés des bonnes lunettes, nous allions ensemble identifier et neutraliser les prédateurs. Ces hommes toujours en chasse et dont la sexualité s’épanouit dans l’abus de pouvoir et de position dominante. On pouvait espérer que l’indulgence et la complaisance dont ils bénéficient étaient terminées.» Loin de là. Cet épisode est « un gros clin d’œil au patriarcat et à son entre-soi. Comme l’a si bien dit le président de la République, dans son entretien du 14 Juillet, ça se discute «d’homme à homme». C’est une volonté politique, celle de jeter le discrédit sur la parole des femmes et des hommes qui n’ont pu retenir leur colère, sur les féministes, de toute éternité qualifiées d’excitées. »
Ils ont le pouvoir, ils qualifient et disqualifient
Ceux qui ont le pouvoir de qualifier Darmanin de victime innocente et de disqualifier les féministes s’en donnent à cœur joie. Ils ont le pouvoir, ils ont le micro, leur parole pèse plus que ces brillantes tribunes. Malgré le succès de gigantesques manifestations.
Le 14 juillet Emmanuel Macron a dénoncé la « démocratie d’opinion » et parlé « d’homme à homme » anéantissant net le couplet sur la cause féministe qu’il venait de chanter. Peut-on être « en même temps » féministe et patriarcal ? (Lire :PARITÉ ET PATRIARCAT AU GOUVERNEMENT)
Le Premier ministre, Jean Castex, lui, parait très en colère et sort sa grosse voix dès que le sujet est abordé. Le 16 juillet, la sénatrice PS Muriel Cabaret s’affirmant « très attachée à la présomption d’innocence » a reproché au Premier ministre son « soutien sans faille au ministre de l’Intérieur, sans même attendre la fin de la procédure judiciaire ». Elle a affirmé qu’il s’agissait d’« une erreur éthique et politique d’une violence symbolique inouïe », car le gouvernement semble considérer que « M. Darmanin est innocent, que la victime ment, au mépris des principes d’équité du contradictoire et d’équilibre entre les parties ». Colère de Jean Castex qui a parlé de « dérives qui sont inadmissibles, je le dis ici avec solennité et gravité » sans vraiment argumenter.
Seule la nouvelle ministre déléguée à l’Egalité femmes hommes, Elisabeth Moreno, n’a pas adopté les éléments de langage du gouvernement et a affirmé avoir dit à Gérald Darmanin dans une interview au Parisien de ce dimanche 19 juillet : « Ton sujet va être un boulet à porter pour moi » . Elle a aussi tenté d’expliquer le point de vue des femmes au ministre de la Justice. « J’ai récemment attrapé notre ami garde des Sceaux Eric Dupond-Moretti pour lui dire : «Je vais être un gros caillou dans ta chaussure. Pas une victime ne doit s’interdire ces démarches et il va falloir suivre»
Pas sûr qu’il ait complètement adhéré. Le soir même Eric Dupond-Moretti, le garde des Sceaux, dénoncé pour son sexisme, a affirmé au journal de France2, qu’il se qualifiait de « féministe» parce qu’il est favorable à l’égalité des salaires entre femmes et hommes (!). Mais… Et il a coché toutes les cases de l’anti-féminisme : attention aux féminisme excessif (excessif ? celui qui veut l’égalité ?), halte à la guerre des sexes ( déclenchée par qui au juste ? lire MAIS QUI VEUT ALLUMER LA GUERRE DES SEXES ? ) et surtout affirme-t-il « il y a beaucoup de fausses accusations». (Vraiment ? quand on sait ce qu’il en coûte aux plaignantes ?)… Pas bien parti pour qu’aucune victime ne s’interdise de démarche… Mais, « je suis féministe, sans avoir à en rougir », disait-il sans être contredit sur France2… On en est encore là : les hommes décident ce qui peut être dit, ce qui ne doit pas l’être.
« Bas les pattes »
Revoyons cette chronique de Charline Vanhoenacker sur France Inter, qui réagissait, face à Gérald Darmanin, à la tribune de 2015 « bas les pattes » des femmes journalistes dénonçant les comportements des hommes politiques à leur endroit. (lire : Femmes journalistes contre le « paternalisme lubrique » en politique)
La chroniqueuse bien informée laisse entendre que le chantage « Pas de dîner, pas d’infos » pourrait venir de Gérald Darmanin… Elle n’affirme rien sinon elle serait accusée de bafouer la présomption d’innocence.
Très à l’aise avec le paternalisme lubrique, Darmanin ne semble pas s’en émouvoir et plaisante : « je suis plutôt du matin » … Celles qui écrivent ces tribunes que beaucoup d’hommes politiques semblent ignorer ne rient pas.
"Vous n'êtes pas concerné par l'article, vous ?"
Mai 2015 #Darmanin très embarrassé par les questions insistantes de @Charlineaparis après la tribune de 40 femmes journalistes contre les mains baladeuses et propositions tendancieuses des politiques mâles https://t.co/BPytiNos3g pic.twitter.com/mS8vyDBxc4
— Claire Underwood (@ParisPasRose) July 16, 2020