TRIBUNE. Après les agressions de Cologne, l’écrivaine Joumana Haddad rappelle que la violence machiste est universelle. Et pointe du doigt les responsabilités communes.
La semaine dernière, quelques jours après les agressions de Cologne, un Allemand qui me suit sur Facebook m’envoyait un message privé plein de fureur. Il y écrivait, entre autres atrocités : « VOS hommes violent NOS femmes. »
Au-delà du ton haineux du message, j’ai été particulièrement frappée par l’emploi de « VOS » et « NOS ». Pour cette personne, « j’incarnais » ces horribles agresseurs uniquement parce que j’étais moi aussi une Arabe, et dans un sens il avait l’impression, en m’insultant et en m’attaquant, qu’il assouvissait sa vengeance à leur égard.
Sous l’effet de l’indignation, de la peur et de la colère, il n’était pas capable de raisonner, d’analyser et de s’empêcher de généraliser. Il ne pouvait pas se rendre à cette évidence : que tous les musulmans ne sont pas des terroristes potentiels, que tous les Arabes ne sont pas des violeurs en puissance et, plus important encore, qu’il ne faut pas extrapoler pour faire porter les actes d’individus criminels par l’ensemble d’un peuple ou d’un pays : un Arabe violeur ne représente pas tous les Arabes, pas plus qu’un Allemand nazi représente toute l’Allemagne.
Le piège des généralisations et des simplifications hâtives
Certains pourront me dire que la réaction de cet homme est compréhensible. Que la colère et la frustration privent la majorité de nous autres humains de notre rationalité, et nous font penser et dire des choses horribles et injustes. C’est évident. Mais c’est pourtant là que se trouve la vraie menace que nous affrontons aujourd’hui, Arabes et Occidentaux réunis ; c’est le piège dangereux dans lequel les extrémistes (et je ne pense seulement ici aux extrémistes islamistes) veulent nous attirer, la tête la première, parce qu’ils savent que leur victoire en dépend : le risque de perdre notre sens critique, le piège des généralisations et des simplifications hâtives.
« VOS hommes violent NOS femmes » : tandis que je lisais et relisais cette terrible accusation, se sont matérialisés devant moi les visages des deux jeunes hommes les plus honnêtes, respectueux et polis que j’ai jamais connus : mes deux merveilleux enfants, Mounir et Ounsi. Je la lisais et me disais : Je ne veux pas vivre dans un monde où mes fils seraient tenus pour responsables des actes immoraux de quelqu’un d’autre, simplement parce qu’ils viennent de la même région. Je ne veux pas vivre dans un monde où mes fils devraient s’excuser d’être nés dans un pays arabe. Je ne veux pas vivre dans un monde où mes fils seraient suspectés d’être des terroristes ou des violeurs potentiels, où ils risqueraient d’être classés comme « dangereux », simplement parce qu’ils parlent arabe. Car je sais pertinemment que, comme nombre d’autres jeunes hommes arabes civilisés, ils méritent mieux et davantage. Et pourtant, c’est le risque auquel ils s’exposent aujourd’hui.
Dans mon livre Superman est arabe, je critique la culture machiste et les normes malsaines engendrées par ce qui est considéré comme la « vraie » masculinité dans le monde arabe. Après sa parution en 2013, j’ai été particulièrement surprise par deux sortes de retours. La première venait de lecteurs masculins arabes, la deuxième de lectrices occidentales.
« Les machos et les sexistes sont partout »
De fait, j’ai reçu un nombre incalculable de lettres d’hommes arabes de différentes nationalités (Égyptiens, Saoudiens, Irakiens, Jordaniens…). Ils me remerciaient pour ce livre et disaient combien ils espéraient connaître un monde régi par des valeurs d’égalité, libéré des contraintes injustes envers les femmes et des exigences injustes à l’égard des hommes. Les mots d’un Yéménite m’ont tiré des larmes : « J’ai trois filles, dont je suis très fier, et je fais de mon mieux pour qu’elles reçoivent une éducation qui leur permette de connaître un avenir meilleur dans un pays juste, qui les respecterait, elles et leurs droits. Je prie pour qu’un jour tous les hommes arabes, sans exception, comprennent que les femmes composent la moitié de la société et qu’aucun progrès n’est possible sans leur potentiel ».
D’un autre côté, un nombre incroyable de femmes occidentales m’ont envoyé des commentaires de ce genre :
– Chère Joumana, Superman n’est pas seulement Arabe ; il est aussi Italien, Américain, Espagnol, Français, Mexicain…
– Chère Joumana, en lisant votre livre j’ai souvent eu l’impression que vous parliez de moi et de la société dans laquelle je vis – bien que nos origines soient différentes.
– Chère Joumana, les machos et les sexistes sont partout, pas seulement dans le monde arabe. En Occident, ils doivent se plier à des lois appropriées, mais ils restent tapis dans l’ombre, attendant chaque occasion de se manifester.
Le message d’une Allemande m’a particulièrement frappée : « Nombreux sont ceux qui considèrent les discriminations uniquement sur la base des droits les plus visibles. Mais la discrimination se niche aussi dans les détails. Ici, dans mon pays soi-disant émancipé, beaucoup de femmes subissent toujours le harcèlement sexuel, les inégalités salariales et d’autres formes de traitements sexistes. Vous savez, il nous reste à nous aussi beaucoup de chemin à parcourir ».
Si les lettres d’hommes arabes m’ont donné de l’espoir, je dois admettre que les commentaires des femmes occidentales m’ont laissée perplexe. Je ne savais pas si je devais m’en réjouir ou m’en attrister. A première vue, tout.e écrivain.e serait ravi.e de voir que ses mots parlent aux esprits et aux cœurs de personnes différentes, bien au-delà de ce qu’il/elle espérait atteindre. Mais ces réactions signifiaient aussi que le problème du machisme est universel, et que des pays que je considérais comme des modèles d’égalité et de respect des droits humains souffrent eux aussi de différentes formes de discriminations et de mauvais traitements.
« Standards masculins » pour mâles agressifs
Il est temps d’en venir au sujet brûlant : le viol. Les statistiques sur les viols en Occident ne sont malheureusement pas moins effrayantes que celles dans le monde arabe. D’après une étude publiée en 2014 par l’Agence de l’Union européenne pour les Droits fondamentaux, une femme sur trois en Europe a été victime d’une agression physique ou sexuelle, et 5% ont été violées. Plus d’une femme sur dix a subi une forme de violence sexuelle de la part d’un adulte avant ses 15 ans.
[Lire : Une enquête inédite sur l’ampleur des violences de genre]
Selon un autre rapport publié en 2013 par le ministère de la Justice britannique, environ 85 000 personnes sont violées chaque année en Angleterre et au pays de Galles, soit environ 230 chaque jour. Et en Amérique du Nord ? D’après les statistiques de l’Université George Mason une Américaine sur trois a subi une agression sexuelle au cours de sa vie.
Qu’on ne se méprenne pas : je ne cherche pas à minimiser ce qui vient de se passer à Cologne et dans d’autres villes. Ces agressions sont, sans le moindre doute, une abomination, et mon sentiment personnel est que les auteurs de ces actes doivent être expulsés sur-le-champ. Je n’essaie pas non plus de prouver, puérilement, que « les Occidentaux sont aussi mauvais que les Arabes ».
Non, ce que j’aimerais vraiment faire comprendre ici, c’est que le viol n’a rien d’un problème spécifiquement musulman, ou exclusivement arabe. C’est un problème dû à des hommes immoraux, agressifs et offensants, que ces hommes soient Syriens ou Américains, Marocains ou Allemands, blancs ou noirs, Chrétiens ou Musulmans, riches ou pauvres, citoyens ou réfugiés. C’est un problème qui prend racine dans une culture machiste, qui vit et prospère partout dans le monde.
Combien de fois avons nous entendu, voire utilisé, l’expression « Tu seras un homme, mon fils » ? Dès leur plus jeune âge on encourage les garçons à jouer à des jeux virils, on les décourage d’être doux et attentionnés, et les autres enfants, voire leurs parents, se moquent d’eux s’ils le sont. Je pourrais écrire des pages sur toutes les pressions qu’on fait peser sur les hommes depuis leur naissance ; sur toutes les exigences qui forgent leur caractère et les poussent à adopter des comportements violents afin de correspondre aux « standards masculins » ; sur les masques dont ils doivent s’affubler pour répondre à ce qu’on attend d’eux ; sur l’éducation stéréotypée qui les empêche de se montrer sensibles et empathiques ; sur les manœuvres déployées pour excuser des mauvais comportements. Tout cela encourage l’éclosion de mâles agressifs qui chercheront d’autant plus à opprimer les femmes et à ne pas les écouter qu’ils grandiront et deviendront des adultes sexualisés.
Au lieu d’apprendre à votre fille à se taire, essayez d’apprendre à votre fils à écouter
Il est malheureux que de nombreuses femmes soutiennent cette approche de la masculinité, principalement en encourageant les mauvais garçons et les mâles alpha qui les entourent. En tant que mère, je me suis rendu compte que chaque fois qu’un homme adulte n’accepte pas un « non », c’est en fait le petit garçon gâté au fond de lui qui ne l’accepte pas, car sa mère l’a élevé en lui laissant entendre qu’il a tous les droits, et qu’il peut quasiment tout se permettre, en toute circonstance. Et à chaque fois qu’un homme adulte agresse une femme, c’est en fait le petit garçon gâté au fond de lui qui cherche à la punir de ne pas être aussi aimante, accommodante et indulgente que sa propre mère.
Désolé de vous l’annoncer ainsi, vous les mères, mais si vos fils deviennent des harceleurs, des violeurs, des violents, des pourris, des mauvais maris, des machos, ce n’est pas uniquement la faute de la société et de la culture : vous en êtes également responsables. Entendez donc ces humbles conseils de la mère de deux mâles : au lieu de répéter à votre fille qu’elle est une proie, cesser de dire à votre fils qu’il est un chasseur. Au lieu d’apprendre à votre fille à se taire, essayez d’apprendre à votre fils à écouter. Si vous faites en sorte que votre fille se respecte, essayez aussi de faire en sorte que votre fils respecte les femmes. Au lieu d’interdire à votre fille de porter une jupe, essayez de faire comprendre à votre fils qu’une jupe n’est pas une invitation au sexe. Au lieu de forcer votre fille à se couvrir, essayez d’expliquer à votre fils qu’une femme est autre chose qu’un corps. Au lieu de prouver à votre fille que l’homme est l’ennemi, essayez de prouver à votre fils que les femmes sont des partenaires de valeur. Au lieu d’élever votre fille dans la peur des hommes, et votre fils dans le mépris des femmes, essayez de les élever tous deux dans la confiance, l’estime et l’amour mutuels. Toutes ces recommandations s’appliquent à toutes les mères de par le monde.
Un dernier mot pour Mounir, Ounsi, et pour tous les hommes honorables : la personne que vous êtes n’est pas définie par l’endroit où vous êtes né, le langage que vous parlez, la couleur de votre peau, ou la religion dont vous avez hérité de vos parents. Vous êtes ce que vous faites de votre vie, les valeurs humaines que vous défendez, et les choix que vous opérez. C’est de cela, seulement, que vous pourrez être fiers – ou devrez vous excuser.
Traduction par Les Nouvelles NEWS, avec l’accord de l’auteure, d’un texte publié en anglais sur sa page Facebook, également repris en partie, en allemand, par le journal Die Zeit.
Joumana Haddad est une poétesse, écrivaine et journaliste libanaise, militante des droits des femmes. Son dernier ouvrage en français, « Superman est arabe – De Dieu, du mariage, des machos et autres désastreuses inventions », a été publié en février 2013.
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