Ce jeudi 24 avril, la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) a condamné la France pour le traitement judiciaire réservé à des mineures qui dénonçaient des viols. La « victimisation secondaire » se fraye progressivement un chemin dans le débat public.

Une double peine. Victimes de viols alors qu’elles étaient mineures, trois femmes – respectivement 13, 14 et 16 ans au moment des faits – décident de porter plainte. Elles ne s’attendaient pas à subir de nouvelles violences lors de la procédure judiciaire. Alors elles ont décidé de porter l’affaire devant la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH). Et, jeudi 24 avril 2025, la France a été condamnée pour avoir « failli à protéger, de manière adéquate, les requérantes qui dénonçaient des actes de viols » et, pour la première fois, pour « victimisation secondaire ».
Rappel des faits
Les témoignages des trois requérantes illustrent le manque criant de justice pour les victimes de violences sexistes et sexuelles. La première, Julie [le nom a été modifié], a accusé 14 pompiers de l’avoir violée à de multiples reprises entre 2008 et 2010 alors qu’elle devait suivre un traitement médical lourd. Elle porte plainte en août 2010. L’attente d’un jugement s’étire de plus en plus et est loin d’être à la hauteur : en 2019, les faits sont requalifiés en « atteintes sexuelles » et c’est seulement en novembre 2024 que le tribunal correctionnel de Versailles condamne deux des hommes mis en cause à de la prison avec sursis.
La seconde requérante, H.B., a porté plainte contre trois hommes, majeurs, qu’elle accuse de l’avoir violée en 2020 alors qu’elle avait 14 ans. Lorsqu’elle est interrogée par les enquêteurs, elle évoque la consommation d’alcool et d’un « état second » qui l’aurait poussée à donner son « accord ». Un accord arraché, loin d’une décision consentie. La troisième requérante, M.L., évoque des faits similaires : elle a été violée chez elle, lorsqu’elle avait 16 ans, après une fête où elle avait bu de l’alcool et fumé du cannabis. Après une procédure pénale de huit ans et huit mois, le tribunal juge d’un non-lieu, « l’information judiciaire n’avait permis de caractériser ni les actes de violence, contrainte, menace ou surprise du viol (au sens de l’article 222-23 du code pénal) ni l’intention de A.H. de forcer le consentement de la requérante. »
Ces trois témoignages exposent les réflexes sexistes profondément ancrés dans le système judiciaire : questions biaisées, inversion de culpabilité, consentement présumé, ignorance des phénomènes d’emprise ou de sidération. Ce scénario est loin d’être une exception et les féministes dénoncent cette mécanique de victimisation secondaire depuis des années. Jusqu’à présent, la Justice française était restée totalement hermétique à leurs revendications.
Le sexisme du système judiciaire dans le viseur de la CEDH
Les faits reprochés à la France par la CEDH sont nombreux. Dans son arrêt, la CEDH juge que les différentes juridictions françaises n’ont pas suffisamment pris en compte les circonstances des faits qui créaient une « situation de particulière vulnérabilité », à savoir l’âge des victimes et la consommation d’alcool. C’est notamment le cas dans le dossier de la deuxième requérante, où la CEDH estime que la cour d’appel de Metz « s’est abstenue d’apprécier l’effet sur la conscience et le comportement de la requérante de sa très forte alcoolisation » et ce, bien qu’elle ait déclaré qu’elle « n’aurait jamais fait ça » si elle « n’avait pas consommé d’alcool ».
La Cour condamne également « les stéréotypes de genre adoptés par la chambre de l’instruction de la cour d’appel », les jugeant « inopérants et attentatoires à la dignité de la requérante ». Dans le cas de Julie, la France est même condamnée pour victimisation secondaire. La CEDH justifie cette décision face aux « propos culpabilisants, moralisateurs et véhiculant des stéréotypes sexistes propres à décourager la confiance des victimes dans la justice » subi par la requérante. La CEDH a également relevé « l’absence de célérité et de diligence dans la conduite de la procédure pénale ».
Conclusion : les articles 3 (interdiction des traitements inhumains ou dégradants) et 8 (droit au respect de la vie privée) de la Convention européenne des droits de l’Homme n’ont pas été respectés lors de ces trois affaires, estime la CEDH. Suite à cette condamnation, la France est exhortée à indemniser les trois requérantes (25.000 euros à Julie au titre du dommage moral et 15.000 euros à chacune des deux autres requérantes).
La notion de “victimisation secondaire” sort des sphères militantes
Les féministes dénoncent depuis des années ce système judiciaire patriarcal qui favorise une victimisation secondaire. Dans le cas de Julie, plusieurs médias rapportent un extrait de son audition montrant un agent de police l’interroger : « Tu aurais pu crier, gémir, le mordre, le pousser avec les bras avant qu’il mette son sexe dans ta bouche, l’as-tu fait ? » Il ajoute même : « Selon toi, une femme qui se fait violer repousse beaucoup son violeur ou le repousse-t-elle un peu ? ». Le policier conclut « qu’elle n’avait pas adopté un comportement adéquat, prétendument attendu de la part d’une victime de viol face à son agresseur ».
Dans un contexte de libération de la parole, d’une prise de conscience collective de grande ampleur insufflée par le procès des viols de Mazan et du débat actuel autour de la définition pénale du viol, le choix de la CEDH de condamner la France constitue une avancée. Ce n’est pas la première fois que la France est épinglée par la CEDH. Déjà en janvier 2025, la Cour reprennait la France sur le “devoir conjugal” après qu’un divorce pour faute avait été prononcé aux torts exclusifs d’une femme, au motif qu’elle refusait des relations sexuelles avec son mari. « La CEDH vient dire que les juridictions, dans leurs interprétations des faits et du droit, sont manifestement discriminatoires, estime Me Lorraine Questiaux, membre de la force juridique de la Fondation des femmes, avant de conclure : Cela fait des années que les féministes le disent, que le problème n’est pas le texte, mais bien un problème culturel profond au sein des juridictions françaises« .
Les trois requérantes qui ont obtenu justice auprès de la CEDH ne sont pas les seules à se battre pour faire reconnaître la victimisation secondaire dont elles ont été victimes. Plusieurs femmes, dont la violoncelliste Clara Achour qui a porté plainte le 6 août 2022 contre la France et qui a fait de la reconnaissance du traumatisme causé par la victimisation secondaire son cheval de bataille, sont encore en attente d’une décision de la CEDH.
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