L’enquête de Laure Daussy « La réputation » jette une lumière crue sur les engrenages qui peuvent conduire à des meurtres de jeunes filles. Et sur l’omerta qui entoure ce phénomène.
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Courageux ! c’est le qualificatif qui revient le plus souvent dans les conférences et critiques qui évoquent La réputation, le livre-enquête de Laure Daussy*. Sous-titré « enquête sur la fabrique des filles faciles », La réputation a pour point de départ le meurtre de Shaïna, cette adolescente de 15 ans poignardée et brûlée vive en 2019 à Creil (Oise). Le meurtrier est un jeune garçon qui a été son « petit ami ». Deux ans auparavant, Shaïna avait été violée puis tabassée dans la rue, probablement parce qu’elle avait porté plainte. Quand son petit ami a appris qu’elle était enceinte, il l’a tuée parce qu’avoir un enfant avec « une fille facile » aurait entaché sa réputation à lui.
Pour décortiquer les engrenages qui conduisent à cette horreur, Laure Daussy a enquêté pendant un an dans l’entourage de Shaïna. Elle a rencontré des amies de l’adolescente et des jeunes filles qui ne la connaissaient pas. Toutes sont terrorisées à l’idée de passer pour des « filles faciles ». Elle a aussi rencontré des jeunes garçons et des pères de familles du quartier. Tout en ambivalence. Ils dénoncent le féminicide mais… le fameux « mais » qui annule ce qui précède. « Mais » les jeunes affirment qu’elle a menti quand elle a dénoncé le viol -requalifié en agression sexuelle- qui aurait envoyé leurs copains en prison. En réalité ils n’ont jamais été incarcérés. « Mais » un père de famille dit qu’il préfèrerait avoir un fils en prison qu’une fille « trainée ». Et les mères ? Elles sont déchirées. Pour protéger leurs filles, elles les « emprisonnent » souvent dans ces injonctions à se cacher et ne rien faire qui pourrait les faire passer pour des filles faciles. Laure Daussy a aussi rencontré l’Imam de Creil, tout en amabilité, prêchant un Islam bien rigoriste qui contrôle le corps et la vie des femmes dans leurs moindres détails. Et les associations féministes dans le quartier ? Il n’y en pas. « Leurs locaux seraient brûlées » dit une responsable d’association mixte d’aide aux jeunes. Elle a tenté de sortir les filles de leur enfermement. Mais, faute de financements, elle a dû jeter l’éponge.
A la fin de son enquête, Laure Daussy a rencontré Assia, la cousine de Sohane, brûlée vive en 2002, aujourd’hui maire-adjointe à Fontenay-sous-Bois. Assia vient de vivre les émeutes après la mort de Nahel. Emeutes qui se sont propagées à Creil. Elle ne peut que constater la différence abyssale de réactions dans la classe politique et dans les médias dans deux situations : quand Shaïna a été brûlée vive par un jeune garçon et lorsqu’un jeune garçon est tué par un policier. « Est-ce qu’une fille vaut moins qu’un garçon ? » demande-t-elle…
Sortir de l’omerta
Pourquoi ce livre est-il qualifié de courageux ? Parce que toute prise de parole sur ce sujet expose son auteur ou autrice à de violentes critiques et insultes. Journaliste à Charlie Hebdo, Laure Daussy le sait très bien. Selon les partisans du silence, parler reviendrait à stigmatiser la population des quartiers déshérités. Dénoncer le poids de la religion dans cette fabrique du sexisme meurtrier serait « islamophobe ». Même quand les enquêtes, comme celle de Laure Daussy, montrent que la paupérisation des quartiers et l’abandon des populations par les services publics font partie des éléments fabriquant la criminalité. Autre risque avec ce genre d’enquête : voir l’extrême droite se ruer dessus pour alimenter ses thèses racistes.
La réputation se fraye un chemin entre le silence de ceux qui préfèrent laisser prospérer le rigorisme religieux et la domination masculine plutôt que de risquer une réputation d’« islamophobe », et l’extrême droite qui ne se dit féministe que pour servir son racisme.
A la question « la situation vécue par Shaïna et les autres jeunes femmes de Creil est-elle spécifique aux quartiers populaires ? » L’autrice répond qu’il faut, là encore, éviter deux écueils. Le premier : oublier que les violences faites aux femmes sont présentes partout. Et ça ne date pas d’aujourd’hui. En 2008, Natacha Henry publiait « Les filles faciles n’existent pas » (ed Michalon ») dénonçant le retour d’une morale conservatrice qui s’en prend à l’archétype de la femme « trop libre ». Mais le second écueil est « d’effacer le vécu de ces jeunes femmes qui subissent un sexisme plus exacerbé qu’ailleurs ». Le mouvement MeToo né en 2017, n’a, semble-t-il, pas passé les frontières de certains quartiers. La grande majorité des personnes interviewées dans La réputation n’en ont pas entendu parler.
« Je n’ai pas encore lu de critiques me reprochant de stigmatiser » affirmait Laure Daussy agréablement surprise 10 jours après la sortie de son livre. Peut-être parce que celles et ceux qui auraient pu faire ces critiques préfèrent ne pas donner d’écho à son enquête…
* La réputation. Enquête sur la fabrique des « filles faciles », est paru le 5 octobre 2023 aux éditions Les Échappés
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