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Margaret Milan |
Interpellée par un article de The Atlantic, Margaret Milan veut en finir avec la notion culpabilisante de « tout avoir » – carrière brillante, famille parfaite, vie sociale… Pour les femmes, ne pas parvenir à « tout avoir » est présenté comme un échec alors que c’est normal… Pour les femmes comme pour les hommes. Place aux choix éclairés. (Le texte en anglais ici).
L’article de Anne-Marie Slaughter paru dans The Atlantic le 20 juin, « Why women still can’t have it all » (« Pourquoi les femmes ne peuvent toujours pas tout avoir »), a créé un énorme buzz : 105 000 « likes » en deux jours. Directrice de la planification politique de Hillary Clinton, elle a décidé d’abandonner son poste prestigieux à Washington pour être plus disponible pour sa famille. Cet article a, semble-t-il, touché une corde sensible chez les générations X et Y. Pourquoi alors laisse-t-il un tel sentiment de malaise ?
Voici quelques-unes des raisons.
Il me semble justement qu’Annie-Marie Slaughter « a vraiment tout »
Elle est professeure titulaire à l’université de Princeton, chroniqueuse célèbre, écrivain : pas si mal. Son mari s’occupe de leurs deux fils – et en plus elle a beaucoup d’allure ! Elle devrait se réjouir de cette vie si riche et privilégiée au lieu de s’inquiéter de ce qu’elle perçoit comme une concession majeure pour une carrière (j’y reviendrai).
La vie est faite de choix
La décision de Mme Slaughter de quitter Washington était un choix, et un choix plus que raisonnable. C’est une décision que beaucoup d’hommes auraient pu prendre également. Elle a choisi d’être plus disponible pour sa famille alors que son mari assumait déjà beaucoup de responsabilités familiales. Nous devons tous faire des choix, homme ou femme. Et un choix implique toujours de renoncer à une des options (cf. Oscar Wilde). « C’est la vie » comme on dit de ce côté-ci de l’Atlantique.
Les hommes ne peuvent pas non plus tout avoir
Depuis des années, les hommes ont dû sacrifier leur précieuse famille, aux voyages, aux réunions tardives, annuler leurs vacances etc. Beaucoup le regrettent au bout de quelques années. Beaucoup d’hommes souhaiteraient une vie plus « équilibrée » eux aussi.
La « femme en tailleur avec un bébé sur les genoux » : l’image à ranger au placard
La Une de The Atlantic – un bébé dans l’attaché-case de sa mère – est scandaleuse et dépassée. C’est un concentré de stéréotypes dignes des années 1970. Il est grand temps d’arrêter d’utiliser de telles images. J’espère que Mme Slaughter, qui est une femme brillante et sensée, n’est pour rien dans ce choix de couverture. Qui a déjà vu une pareille image d’un homme ? Ce type de journalisme flatte les instincts les plus conservateurs et conduit les femmes à se sentir encore plus coupables.
Mme Slaughter met la barre trop haute, comme beaucoup de femmes
La raison du découragement de Mme Slaughter ? Elle a dû abandonner l’un des jobs les plus exigeants qui soient. Personne ne peut exercer un tel métier et être à la maison tous les soirs à l’heure du dîner. Certains métiers impliquent plus que d’autres de faire des choix difficiles et des sacrifices personnels qui concernent hommes et femmes. Il suffit de regarder la série West Wing ( ‘‘A la Maison Blanche’’ ?) pour s’en convaincre !
La décision prise par l’auteure était une victoire, pas une bataille perdue
Mme Slaughter est un « rôle modèle » formidable, même sans le job de Washington. La plupart des femmes ne veulent pas de la vie de folle de certaines femmes de pouvoir telles que les médias aiment à les présenter. C’est probablement la véritable raison pour laquelle son article a trouvé un tel écho. Pourquoi alors la lecture de cet article vous/nous laisse un arrière-goût de défaite féministe ? L’équilibre « vie de famille – vie professionnelle » serait-il tout simplement impossible à trouver ? J’aurais mieux aimé que Mme Slaughter célèbre son choix plutôt que de nous donner l’impression d’un immense regret.
Beaucoup de femmes, et d’hommes, essaient désespérément de mener de front travail et famille dans des contextes professionnels d’un autre temps… voire pires qu’avant avec l’accélération des rythmes. Les couples dans lesquels les deux mènent une carrière sont la norme depuis une génération mais le monde du travail n’évolue que trop lentement pour s’ajuster à cette nouvelle norme. Les générations X et Y se trouvent au milieu du gué, attendant un changement alors que les entreprises espèrent que le « problème des femmes » disparaîtra de lui-même.
L’article de Mme Slaughter contient des propositions réelles de changement. Je suis d’accord : ce sont de nouvelles formes de travail qui feront avancer les choses. Mais The Atlantic met en exergue un seul aspect du problème, le plus conservateur, le plus culpabilisant : les femmes doivent en rabattre, elles ne peuvent pas tout avoir. Pas d’accord !
Les modes de fonctionnement des entreprises doivent changer afin de mieux prendre en compte la famille
Organiser les réunions aux heures de travail exclusivement (entre 9 et 18 heures dans la plupart des cultures), réduire le « présentéisme », rémunérer les congés parentaux… Les solutions sont là mais les entreprises doivent les encadrer fermement afin d’éviter que certains managers n’utilisent des réunions en soirée comme technique de management, pour faire pression ou comme façon de faire avancer leur propre carrière.
Et les femmes doivent arrêter de se sentir coupables lorsqu’elles prennent un congé de maternité : c’est un droit et ce congé, bien géré par les deux parties, peut se transformer en opportunité.
Les nouvelles technologies et les outils de communication permettent ce changement
La technologie permet de limiter nos déplacements et de travailler au moment et à l’endroit que l’on choisit. La présence physique au travail est toujours nécessaire mais pas forcément toute la journée, tous les jours. Je connais beaucoup d’entrepreneurs qui dînent avec leurs enfants et travaillent quelques heures après. L’article de Herminia Ibarra, professeur à l’Insead, dans le New York Times sur le thème « arriver tard, partir tôt » montre l’intérêt de réfléchir autrement. Nous devons juste oser le demander et faire en sorte que ça devienne possible.
Les managers, hommes et femmes veulent maîtriser leur temps
C’est la clé pour « tout avoir ». On peut faire beaucoup de choses dans une journée si on s’organise bien. La réunion de 19h n’est pas un problème en soi – sauf si vous êtes prévenus seulement dix minutes à l’avance, et que la réunion vous semble mal préparée voire inutile. Professeurs, écrivains, consultants indépendants et beaucoup d’autres peuvent organiser leur temps au mieux.
Si les entreprises ne peuvent donner aux hommes et aux femmes plus de maitrise sur leur temps, elles vont perdre leurs salariés talentueux. Les jeunes hommes et femmes devront réfléchir à la meilleure façon de retrouver la maitrise de leur temps durant la période d’intenses responsabilités familiales.
Jusqu’à ce que les entreprises parviennent à faire en sorte que les hommes et les femmes puissent avoir une vie équilibrée, nous devrons tous créer notre propre voie. Voici quelques suggestions pour mes filles et leurs amis.
Ne mettez pas la barre trop haute
Nous ne pouvons pas tous être des leaders mondiaux ou des Prix Nobel, cela n’arrive qu’à quelques-uns… Recherchez plutôt les « rôles modèles » de « personne normale », appréciez la vie que vous avez et trouvez le moyen de l’améliorer selon vos propres critères.
Choisissez votre profession – ou acceptez les choix qu’elle implique
Certaines professions, certains secteurs ou certaines cultures d’entreprise donnent plus d’opportunités que d’autres de maitriser son propre temps. Et si vous voulez réellement travailler à la Maison Blanche ou à l’Elysée, ne vous attendez pas à rentrer à la maison pour le dîner. C’est aussi clair que ça.
Travaillez près de chez vous
Mme Slaughter essayait de combiner un poste exigeant à Washington avec une vie de famille dans une autre ville où elle ne pouvait se rendre que le week-end. Les cadres et dirigeant-e-s doivent faire une priorité de la proximité géographique de leur travail, leur maison et l’école des enfants, même si cela implique des sacrifices en termes d’espace ou de confort. Pendant les années où mes enfants étaient à la maison, ma vie se déroulait dans un triangle de 500m entre ces trois pôles. Pour ceux qui doivent affronter le trajet banlieue – bureau, l’organisation devient vite intenable.
Vivez votre vie en chapitres
Vous pouvez connaître des montées d’adrénaline durant certaines périodes de votre vie professionnelle. Elles peuvent être très excitantes. Et l’argent que vous gagnerez vous procurera l’indépendance financière. Mais la vie est longue et la carrière peut toujours évoluer. Combien d’avocates à haut niveau de responsabilité ont quitté de grands cabinets pour créer ensemble leur propre cabinet en se remplaçant mutuellement pendant leurs grossesses ? Il y a beaucoup d’autres exemples. A vous de décider ce qui est important pour vous et de foncer.
Défendez ce que vous voulez
Les femmes en font beaucoup parce qu’elles se sentent en permanence coupables à propos de leur travail, de la maison et des enfants. Beaucoup « négocient » des temps partiels à 80% et finissent par en faire plus que leurs collègues à plein temps. Il vaudrait mieux se battre pour un temps plein avec 20% de travail à distance. Tout le mode sait que vous assurerez.
Attention au “burnout”
Nous connaissons toutes de jeunes femmes qui souffrent d’épuisement vers la trentaine. Elles ont travaillé dur depuis le collège pendant que les garçons maitrisaient souvent l’art du « juste assez ». Regardez faire les hommes et offrez-vous un break de temps en temps. La vie est un marathon, pas un sprint.
Continuez le combat pour le progrès
Nous avons beaucoup progressé depuis 30 ans. De grandes écoles françaises ne se sont ouvertes aux femmes que dans les années 70. Aujourd’hui, nous devons nous battre pour créer de nouvelles façons de travailler qui permettent à chacun d’avoir une vie épanouie.
C’est un combat pour chacun d’entre nous, femmes et hommes.