Jacquot, Caubère, Depardieu, Matzneff… Après avoir promu le système de protection des agresseurs sexuels, certains médias ouvrent les yeux. Grâce à Internet, les féministes ont fait exploser la carapace misogyne du microcosme médiatique et culturel. Les rois sont nus.
« Il y avait un aveuglement collectif » plaide le psychanalyste Gérard Miller sur le plateau de Ccesoir sur France5 mercredi 10 janvier 2024. Il oublie de dire qu’il s’agissait d’un aveuglement volontaire, soigneusement entretenu par les médias et ceux – principalement des hommes de pouvoir- qui ont la chance de s’exprimer dans ces médias.
En 2011, dans un documentaire intitulé Les Ruses du désir : l’interdit, le psychanalyste filmait le réalisateur Benoît Jacquot évoquant avec gourmandise ses souvenirs avec Judith Godrèche. Un extrait de ce documentaire a fait surface sur les réseaux sociaux parce que l’actrice et réalisatrice signe la série Icon of French Cinema, disponible depuis le 28 décembre sur le site d’Arte. Icon of French Cinema est une fiction montrant des abus de pouvoir d’hommes dans le milieu du cinéma qui lui a permis de dénoncer l’emprise que Benoît Jacquot a exercée sur elle lorsqu’elle avait 14 ans et lui 40.
De l’impunité au choc
Dans le film de Gérard Miller, en 2011, le réalisateur décortique tranquillement, lui-même, ce système : « Oui c’est forcément une transgression. Ne serait-ce qu’au regard de la loi … on n’a pas le droit, en principe, je crois. Une fille, comme elle, cette Judith qui avait en effet 15 ans [14 ans !- ndlr], et moi 40, en principe je n’avais pas le droit, je ne crois pas. Mais ça alors, j’en avais rien à foutre et même, elle, ça l’excitait beaucoup je dirais… Le fait est que, d’une certaine façon, le cinéma était une sorte de couverture, au sens où on a une couverture pour tel ou tel trafic illicite… pour des mœurs de ce type-là, je dirai sûrement ». Tout y est : l’homme au-dessus des lois parle à la place des femmes avec l’aval des journalistes. Et il n’est aucunement inquiété.
En 2006, le magazine Les Inrocks publiait une grande interview intitulée « Benoît Jacquot : L’homme qui aimait les actrices ». Les médias se l’arrachaient, le réalisateur disait à peu près la même chose partout. Pour ces médias, jusqu’à la sortie de la série signée par Judith Godrèche, Benoît Jacquot était une star qu’ils faisaient aimer à leur public, les actrices étaient présentées comme des jouets. Lundi 8 janvier sur le plateau de « Quotidien », Judith Godrèche, encore bouleversée par le documentaire qu’elle venait de découvrir, explique avec lucidité : « Il inverse les rôles, il projette sur moi son excitation. Il me sexualise. Je l’ai vécue cette sexualisation, j’y étais. Mais de l’entendre en 2011 parler comme ça de lui, de pouvoir encore utiliser ces mots-là, de façon très mondaine, en rigolant, en s’en vantant. L’impunité est à un tel niveau. C’est la jouissance du monstre ».
Agresseurs encensés, féministes baillonnées
Et personne, dans les médias et dans le milieu du cinéma n’a volé à son secours avant. C’était l’omerta. Les médias plaçaient sur un piédestal des pédocriminels et agresseurs sexuels et faisaient taire les voix féministes qui les dénonçaient.
En 1990, face au plateau d’ « intellectuels » de Bernard Pivot en admiration devant l’écrivain pédocriminel Gabriel Matzneff, l’écrivaine canadienne Denise Bombardier, n’avait essuyé que mépris et insultes. (Lire : Matzneff dénoncé, un autre regard sur la pédocriminalité)
Matzneff a, par la suite, été encensé par les critiques et par les instances de consécration des écrivains qui lui ont remis de nombreux prix…
C’est le même phénomène de protection des agresseurs sexuels qui s’était déclenché en France au moment de l’affaire DSK. Les médias français ont joué l’omerta très longtemps face aux médias du reste du monde (et à Lesnouvellesnews.fr) (Lire : Sexe et pouvoir ; l’exception médiatique française)
Les affaires dans lesquelles les médias ont soutenu des artistes, écrivains, hommes politiques visés par des plaintes pour viol ou agression sexuelle sont innombrables. Ça ressemble à une règle tacite du milieu.
Changement de discours médiatique
En France, la vague MeToo, née en 2017, n’avait pas changé grand-chose jusqu’à l’affaire Depardieu. Le soutien du président de la République à l’acteur, dont les comportements ont été mis en évidence dans une vidéo incontestable, n’est pas passé. (Lire : Immigration, violences sexuelles : Emmanuel Macron perd de vue la grande cause)
Même le comédien Philippe Caubère, qui a toujours bénéficié de l’indulgence des médias vient à peine, ces derniers jours, d’en subir une première déflagration. Il y a un an, une plainte a été déposée contre lui pour « atteinte sexuelle sans violences sur mineure » par une jeune femme, qui avait 16 ans au moment des faits et le comédien 61 ans. Mais cette plainte n’est sortie dans les médias que le 9 janvier dernier, sur FranceInfo. Parce que l’acteur a été très actif pour faire signer une tribune de soutien à Gérard Depardieu. Et tous les médias ont parlé de cette plainte, sans indulgence pour l’acteur visé. Ils ont même exhumé des déclarations du comédien ou des extraits de livres qui les choquent aujourd’hui mais passaient sans souci avant.
Pourtant, ces mêmes médias ont largement ouvert à Philippe Caubère leurs colonnes pour faire l’apologie de l’achat de personnes prostituées. Lorsque la loi de lutte contre le système prostitutionnel a commencé à être élaborée, les médias se battaient pour entendre le comédien. Au lieu d’enquêter sur les réseaux de traite de femmes et de mineures et sur les atrocités commises contre ces personnes, ils montraient des clients débonnaires. (Lire Prostitution : les clients occupent les médias 2011) Et l’opération a été mainte fois renouvelée (Lire : Les clients crient avant d’avoir mal en 2013), une poignée d’artistes et intellectuels allant jusqu’à signer un odieux « manifeste des 343 salauds ».
En 2018, une autre plainte contre Caubère avait fait moins de bruit que celle révélée aujourd’hui. La dramaturge et metteuse en scène Solveig Halloin avait déposé une plainte pour viol… classée sans suite un an plus tard, « faute d’éléments ». Et l’accusatrice avait été condamnée en retour pour diffamation en 2021. Classique procédure bâillon permise par une justice mal outillée pour recueillir des preuves des viols. En 2018, Depardieu aussi était visé par une plainte pour viol et bénéficiait du soutien du microcosme médiatique. (Lire : Contre Depardieu, Besnehard ne voit que des arrivistes)
Sans le filtre des médias à la papa
Mais aujourd’hui, les médias semblent avoir eu une épiphanie. Ceux qui protégeaient ces agresseurs retournent leur veste. Grâce à internet et aux réseaux sociaux, les femmes ont pu échapper au filtre misogyne des vieux médias pour s’exprimer et dénoncer publiquement ce que les médias à la papa les empêchaient de dénoncer auparavant.
Avant Internet, les écrivains et cinéastes et autres artistes commettant des crimes sexuels étaient encensés par les instances de consécration de l’art -critiques, jurys de différents prix et autres financeurs de l’art et de la culture. Les féministes étaient conspuées, passaient pour des « mères la morale » et ne trouvaient de place dans les médias que pour y être insultées. En communiquant directement avec le public, elles ont réussi à faire basculer une bonne partie de l’opinion.
Ce fut long, compliqué et ce n’est pas terminé. Le soutien du président de la République à Depardieu est un nouveau coup dur. Jeudi 11 janvier, un collectif d’associations manifestait dans toute les grandes villes de France pour dire : « Gardez votre vieux monde, nous en voulons un sans violence sexiste et sexuelle ». Malgré le froid, les Femen ont dynamisé la manifestation. (Photo) Pendant que s’égrénaient les noms des nouveaux ministres. Avec au final un gouvernement qui ressemble à une grande claque nationale du quinquennat.