Chez France-Télécom, 25 salariés se sont suicidés, pour beaucoup sur le lieu de travail ou expliquant dans un écrit le lien entre leur acte et les conditions de travail.
Effet médiatique ?
Phénomène nouveau ? Zoom médiatique ? D’après l’INRS, les cas de suicides sur les lieux du travail ont commencé à être rapportés par les médecins du travail vers la fin des années 1990. Ce phénomène est apparu dans un contexte où les indicateurs de stress au travail se détérioraient : en 2000, 29 % des salariés européens interrogés déclaraient ainsi des problèmes de santé liés au stress au travail. Pour autant, il n’y a pas de données nationales permettant de suivre l’évolution du nombre des suicides sur le lieu du travail et a fortiori liés au travail.
Chez France Télécom, les suicides n’ont pas non plus été comptabilisés avant la création de L’Observatoire du stress au sein de France Télécom. Difficile, donc, d’effectuer des comparaisons. Une chose est sûre, toutefois, quels que soient les chiffres : quand une vingtaine de salariés d’une même entreprise mettent fin à leurs jours sur le lieu de leur travail -y revenant parfois dans ce seul but- ou laissant un mot indiquant un lien clair avec les conditions de travail, c’est que ça va mal dans l’entreprise. L’Observatoire du stress avait d’ailleurs mené une étude : 66% des salariés se déclaraient stressés et 16% en détresse, selon Patrick Achermann, de L’Observatoire.
28 suicides reconnus comme accidents du travail en 18 mois
La Caisse nationale d’assurance-maladie (CNAM) vient par ailleurs de finaliser un état des lieux des suicides pour lesquels elle a reçu, de janvier 2008 à juin 2009, une demande de reconnaissance comme accidents du travail. Selon cette étude, que dévoilent « Les Echos », la CNAM a reçu 72 demandes, dont 39 ont été rejetées, 5 sont en cours d’examen et 28 ont donné lieu à une reconnaissance.
Dans 85% des demandes reçues par la CNAM, les victimes étaient des hommes, essentiellement âgés de 40 à 57 ans, et dans plus d’un cas sur deux, le suicide est intervenu sur le lieu de travail. L’étude témoigne aussi de la diversité des publics touchés par le mal-être au travail : un tiers des suicides déclarés concernent des personnes très qualifiées (3 « dirigeants » et 21 « professions intellectuelles supérieures »), un tiers concernent des professions intermédiaires et des employés de bureau, et le dernier tiers des salariés peu qualifiés (ouvriers, conducteurs, manoeuvres).
Aucun secteur professionnel n’y échappe, de la métallurgie (13 cas) au commerce non alimentaire (10 cas), en passant par le BTP (9), les services (16) ou la chimie (4).
Pourquoi ?
Première observation : tous les salariés qui vont mal ne se suicident pas. En revanche, certains salariés confrontés à certaines situations, dans leur vie personnelle ou au travail, passent à l’acte. Si les suicides en lien avec le travail sont de plus en plus nombreux (même s’ils ne le sont pas d’ailleurs : un suicide, c’est déjà trop), c’est qu’il existe de nouvelles organisations du travail qui favorisent de telles situations. Quelles sont-elles? C’est tout ce champ de recherche qu’il reste à approfondir. Voici déjà quelques pistes de réflexion.
Trop de travail ?
Tel n’est pas vraiment le problème. « Le fait d’avoir beaucoup de travail n’est ni bon, ni mauvais pour la santé en soi », explique le Dr Philippe Davezies. « Au contraire, parfois, retirer du travail à quelqu’un peut le rendre malheureux ». Pour le médecin, la question est plutôt de savoir si la personne exerce un travail dans lequel elle peut s’approprier les consignes, y mettre « du sien », de sa subjectivité, de sa créativité. Ou si elle doit se contenter d’appliquer les règles, comme c’est la tendance actuellement : puisqu’il faut aller toujours plus vite, il faut faire des choix, et renoncer à cette humanisation des procédures. Se contenter du strict minimum. Ne plus s’appesantir sur les « détails », ne plus adapter la réponse à chaque usager, ne plus faire preuve, donc, d’expérience ni de métier : ces évolutions du monde du travail peuvent mener à des troubles.
Physiques, tout d’abord. « Les situations qui imposent aux salariés de réprimer leur activité et leur subjectivité sont susceptibles d’avoir des effets sur les mécanismes de l’inflammation », prévient le Dr Davezies. Or, les inflammations peuvent révéler des troubles musculo-squelettiques (TMS), qui constituent aujourd’hui la première maladie professionnelle reconnue en France.
Les mobilités forcées en cause ?
Mais ces évolutions du monde du travail peuvent mener également à une souffrance psychique. Directement : ne plus pouvoir mettre « du sien » dans son travail peut faire souffrir. Ou indirectement : puisque le métier, l’expérience, perdent de leur intérêt -dans certains secteurs au moins-, il est désormais possible d’affecter à peu près n’importe qui à n’importe quel poste. « Du jour au lendemain, on demande à certains salariés de changer de métier, et de lieu de travail », constate Jean-Claude Delgenes, de Technologia, qui intervient auprès d’entreprises ayant connu des suicides, dont Renault ou France Télécom. « Les ruptures de parcours professionnels, et la perte d’identité qui a suivi, ont représenté au moins un cas sur deux des quarante crises suicidaires que j’ai eu à traiter en cinq ans ».
Des mobilités mal gérées
Pour Ivan du Roy, auteur d’Orange stressé, si les mobilités forcées sont en cause chez France Télécom, donc, ce n’est pas en tant que telles, mais dans la manière dont elles ont été gérées : « la principale cause du malaise chez France Télécom réside dans la négation de l’histoire des salariés dans l’entreprise, la non-reconnaissance de leur expérience et de leur investissement. Leur imposer de changer de métier sans prendre en compte la fierté qu’ils ont à avoir construit le réseau téléphonique français, à avoir acquis la maîtrise des techniques, à s’être investis durablement, c’est nier toute leur histoire professionnelle, donc en partie leur histoire personnelle. Car s’ils se sont autant investis, c’est parce qu’ils jugeaient ce travail d’utilité publique. C’est ce rôle là aussi qui leur est retiré. Et c’est le cœur du problème, avant les mobilités imposées : celles-ci auraient été mieux vécues avec une vraies gestions du personnel “senior”, plutôt qu’avec une politique de mépris à l’égard d’ “incapables” ».
Elsa Fayner, http://voila-le-travail.fr/