La CGT et la CFE-CGC ont entamé une action de groupe à l’encontre de Safran – et plus particulièrement de sa branche Helicopter Engines (HE) – pour discrimination salariale. Depuis 40 ans, les femmes recrutées au sein de l’entreprise gagnent moins que leurs collègues masculins : une inégalité dès l’embauche qui pourrait bien coûter très cher au constructeur d’hélicoptères.
Depuis 2016, la loi « justice du XXIe siècle » permet aux syndicats d’agir contre les pratiques discriminatoires d’un employeur, non plus pour défendre un seul salarié, mais tout un groupe. La démarche est longue et complexe : elle requiert six mois préalables de discussions avec la direction, dans l’espoir de s’accorder en interne. Mais si l’action de groupe contre Safran HE venait à déboucher sur une condamnation, cela pourrait marquer un précédent primordial dans la lutte contre les inégalités salariales entre femmes et hommes.
40 années d’inégalités salariales à rattraper
La CGT et la CFE-CGC souhaitent remonter le plus loin possible dans les archives du groupe. Les syndicats ont démontré que, depuis les années 1980 et jusque dans les années 2020, Safran HE (anciennement Turboméca) embauche les femmes dans une catégorie inférieure (« employée ») à celle des hommes (« technicien »). À diplôme équivalent – ici, un BTS (bac +2) – les salariées de l’entreprise touchent alors environ 300 euros net par mois de moins que leurs homologues masculins. « Un écart qu’on ne rattrape jamais dans une carrière », note France Bleu.
À l’échelle d’une carrière, ce différentiel atteindrait 180 000 euros en moyenne, selon les chiffres avancés par les syndicats. Ce préjudice de carrière se répercute également sur les retraites et l’intéressement de ces femmes. « Sans compter le préjudice moral d’avoir passé sa vie à gagner moins que ce qui leur était dû », ajoute la spécialiste du droit du travail Me Anne-Marie Mendiboure, avocate en charge du dossier interviewée par Le Parisien. « C’était frappant : 90 % des femmes embauchées par l’entreprise ont vu leur emploi sous-évalué et leur carrière buter contre un plafond de verre : impossible d’aller au-delà alors que les hommes pouvaient passer agent de maîtrise, technicien, avec des responsabilités beaucoup plus importantes. » souligne-t-elle
Mais pourquoi un tel écart ? Didier Jouanchicot, ancien délégué de la CFE-CGC chez Safran, l’explique ainsi dans Sud-Ouest : « On a constaté que, durant des décennies, il y a eu des différences de salaires dès l’embauche entre des détenteurs de BTS techniques – surtout des hommes – et de BTS du tertiaire (logistique, comptabilité, etc.) – presque uniquement des femmes ». « Il y a eu une survalorisation des filières techniques occupées par les hommes et cela n’a jamais été rectifié », renchérit Anne-Marie Mendiboure. Pourtant, signale l’avocate, ces femmes « occupent des fonctions support devenues les plus rémunératrices pour l’entreprise ». Environ 500 femmes sont concernées par cette discrimination salariale, ce qui pourrait amener le constructeur d’hélicoptères à déverser plusieurs dizaines de millions d’euros d’indemnisation.
Où en est la procédure ?
La procédure engagée par les syndicats concerne le non-respect par Safran HE de la convention collective de la métallurgie. En vertu de la loi de modernisation de la justice de 2016 prévoyant l’action de groupe, la CGT et la CFE-CGC ont ouvert la discussion avec la direction pour évoquer cette discrimination salariale. À l’issue du dialogue engagé en 2017 lors d’une action de groupe contre des discriminations syndicales, les négociations n’ont abouti à rien. « Ils ont estimé qu’ils étaient dans leur droit et qu’il n’y avait eu aucune discrimination », relate Patrick Tudury, délégué central de la CFE-CGC pour deux sites de Safran HE dans Sud-Ouest , « C’est dommage. Nous ne sommes pas d’accord sur l’analyse, c’est à présent aux juges de nous départager. »
Pour ce faire, les magistrats demandent des documents faisant office de preuves, notamment les bulletins de salaire anonymisés des employées concernées. Documents que Safran HE refuse dans un premier temps de fournir au motif d’une contestation de la recevabilité de la demande des syndicats : contestation rejetée début juin 2025.
Cette assignation en justice contrarie l’entreprise qui s’auto-proclame « employeur exemplaire », selon ses propres termes… Avec un index de l’égalité professionnelle à 92/100, Safran HE pouvait jusqu’alors prétendre à un statut symbolique de leader en termes d’inclusivité et de mixité. Pourtant dès 2019, Sophie Binet, à l’époque Secrétaire générale en charge de l’égalité femmes-hommes à la confédération CGT, dénonçait cet outil qui permettrait une « dissimulation des écarts de salaires » grâce à un principe d’auto-évaluation : une entreprise « peut avoir 95 points sur 100 à cet index même si elle affiche 10 % d’écart de salaire » en défaveur des femmes, déplorait-elle.
Lire : Action de groupe pour en finir avec les discriminations systémiques des femmes
L’action de groupe pour en finir avec la discrimination
L’action de groupe constitue-t-elle une méthode viable pour combattre efficacement les inégalités professionnelles ? C’est ce que pense la CGT qui, depuis son action de groupe réussie contre la Caisse d’Épargne d’Île-de-France (CEIDF), voit cet outil plus favorablement qu’un « simple » accompagnement des femmes dans leurs procès. « À chaque fois qu’une femme est allée aux prud’hommes, elle a gagné. Mais ça ne règle pas le problème. Car ces quelques procès coûtent très peu à l’entreprise. La discrimination reste plus rentable que l’égalité de traitement », affirmait en 2019 Valérie Lefevre Hausmann, Secrétaire générale de la fédération CGT Banque-Assurance.
Lire : Contre les discriminations, la CGT passe à la (class) action
Pour les femmes, une multiplication des actions de groupe et des décisions en leur faveur pourrait marquer un tournant, une transformation sociale. En 2020, l’avocate Savine Bernard évoquait cet objectif plus large : « Ce sont les inégalités systémiques qu’il s’agit de faire tomber. Tant que discriminer sera plus rentable que ne pas discriminer, ces inégalités systémiques perdureront ». Si, selon l’Insee, les écarts de salaire entre femmes et hommes ont diminué depuis une trentaine d’années dans le secteur privé, ils se maintiennent encore autour des 14 %.
Seulement, la procédure reste encore complexe, si bien qu’elle n’a été initiée que trois fois en huit ans selon L’Humanité. Les salariées de ST Microelectronics ont, elles, obtenu une belle victoire après 10 ans de bataille : 1,3 millions d’euros à l’issue du pourvoi en cassation. Alors que la Cour d’appel avait condamné l’entreprise à verser 815.000 euros de dommages-intérêts a une dizaine de salariées pour « discrimination prohibée liée au sexe ».
Lire ST Microelectronics condamné à verser plus de 815 ME pour discrimination sexiste
Si les actions de groupe se multiplient, peut-être deviendra-t-il plus rentable de ne pas discriminer que de discriminer…