Nadia Khiari, alias Willis de Tunis, fait partie des « dessinateurs pour la paix » qui s’affichent à l’occasion du Festival de Cannes.
Difficile d’ignorer, ces derniers jours, que Leonardo DiCaprio a foulé le tapis rouge du Festival de Cannes. Willis de Tunis, en revanche, est passée un peu plus inaperçue. Et pourtant…
Willis est le pseudonyme de Nadia Khiari, une dessinatrice de presse (« cartoonist », en anglais) tunisienne dont les dessins ironiques et acerbes acquièrent une reconnaissance internationale, à travers les réseaux sociaux et certains journaux.
A Cannes, elle a retrouvé le français Plantu, l’algérien Dilem ou le belgo-israélien Michel Kichka, pour mettre en avant le travail de ‘Cartooning for Peace’ (‘Dessins pour la Paix‘), une association destinée à « promouvoir une meilleure compréhension et un respect mutuel entre des populations de différentes croyances ou cultures, avec le dessin de presse comme moyen d’expression d’un langage universel ».
« Nous avons des dessinateurs musulmans, juifs, chrétiens – chacun portant l’idée de contribuer à la paix », souligne Plantu, dont les dessins apparaissent depuis plus de 40 ans dans Le Monde. C’est avec l’ancien secrétaire-général de l’ONU Koffi Annan que Plantu a créé ‘Dessins pour la Paix’, en 2006, dans la fièvre des protestations, parfois violentes, suscitées par la publications de caricatures du prophète Mahomet dans un journal danois.
L’association regroupe aujourd’hui plus d’une centaine de dessinateurs/caricaturistes, de 40 nationalités et de toutes religions. Durant le Festival de Cannes, qui s’achève le 26 mai, des œuvres de ces artistes sont exposées dans le grand hall du Palais de Festivals, où se déroulent les séances officielles et les conférence de presse des « stars » du cinéma.
Dangers
Dans cet univers de paillettes et de glamour, les organisateurs disent vouloir attirer l’attention sur les menaces contre la liberté d’expression. Ils ont également vendu aux enchères, lundi 20 mai, des dessins originaux (voir le portfolio) afin de financer les actions de ‘Dessins pour la Paix’, parmi lesquelles la protection et l’assistance juridique à des dessinateurs menacés.
Devant l’un de ses dessins, Nadia Khiari (alias Willis de Tunis) explique à IPS se sentir parfois dépassée par l’ambiance « frénétique » de Cannes, mais se dit confortée par le soutien de la ville, de ‘Dessins pour la Paix’ et des personnes qui lui écrivent. Les échanges « me donnent l’énergie et le désir de continuer », raconte-t-elle. « Si je continue à faire cela, c’est pour tous les gens qui trouvent mes dessins intéressants et me font part de leurs commentaires. Je reçois beaucoup de messages d’encouragement, et cela m’aide à me sentir moins seule ».
Willis est bien consciente des dangers qui menacent les dessinateurs de presse dans certains pays. En 2011, le syrien Ali Ferzat, dont les dessins critiquaient le régime de Bachar el-Assad, a été violemment battu par des membres des forces de sécurité, qui ont cherché à le priver de ses mains. Dessins pour la Paix a lancé une campagne pour le faire sortir de Syrie et le faire hospitaliser. Ses doigts ont été sauvés et Ali Ferzat peut à nouveau dessiner, rapporte Alice Toulemonde, porte-parole de l’association.
Plus récemment, Amnesty International mettait en avant le cas de la vénézuélienne Rayma Suprani, qui a fait l’objet de menaces liées à son travail, car elle n’affichait pas une grande admiration pour l’ancien président Hugo Chavez.
11 millions de politiciens
C’est l’Histoire qui a poussé Nadia Khiari à devenir dessinatrice de presse. Artiste et enseignante, elle est devenue Willis de Tunis pendant la « révolution de jasmin », premier acte du « printemps arabe » au début de l’année 2011. Willis est le nom de son chat, qui a vu le jour lors du dernier discours de l’ancien président tunisien Zine El Abidine Ben Ali.
« A ce moment-là, le président était en train de promettre la liberté de la presse et une foule d’autres mesures, et l’absurdité de son discours m’a inspiré quelques dessins », se souvient-elle. « Bien sûr, je ne me doutais pas que ce serait son dernier discours ».
« J’aspire aux mêmes choses que tant d’autres personnes : le bonheur, du travail, la liberté. Rien de bien compliqué », poursuit-elle. « Tous les Tunisiens s’intéressent à la politique. Nous sommes 11 millions de politiciens. Je m’exprime à travers les dessins et l’humour. D’autres à travers les blogs, la photo ou d’autres moyens. C’est viscéral ». Et c’est souvent grinçant, aussi.
Un de ses dessins vendu aux enchères à Cannes fait référence au film “Men In Black”. Son personnage y annonce : « Après le flash, vous oublierez 23 ans de dictature, la révolution, les martyrs, la quête de liberté et la solidarité. Et vous continuerez à vous morfondre ».
« Nous n’avons pas besoin d’un parti politique pour faire l’intermédiaire avec Dieu »
Nadia Khiari se dit particulièrement concernée par la protection des droits des femmes, constamment menacés en Tunisie. Elle a produit des dessins sur la proposition d’inscrire dans la constitution le fait que les femmes sont « complémentaires » des hommes. Une proposition finalement abandonnée après de fortes manifestations menées par des femmes.
« Nous nous sommes exprimées pour dire ‘Je ne suis complémentaire de personne. Je suis un être humain à part entière », relate-t-elle. « Et maintenant, nous savons qui si nous réagissons, si nous manifestons, nous avons la possibilité de changer les choses. Personnellement, je me bats pour la liberté d’expression et les droits des femmes ». Et dans ses dessins, elle exprime ses inquiétudes sur la direction que prend le pays après la chute de Ben Ali.
« Le slogan de la révolution était ‘dignité, liberté et emploi’. C’est ce que nous voulions. Il n’était pas question de morale ou de religion. La spiritualité est un sujet personnel, mais les politiciens passent leur temps à parler de morale au lieu de s’attaquer aux vrais problèmes, parmi lesquels l’économie et l’emploi. Nous n’avons pas besoin d’un parti politique pour faire l’intermédiaire avec Dieu. »
© 2013 IPS-Inter Press Service