« Dragueur éconduit », « passion dévorante », « différend conjugal », « excès amoureux »… tant d’expressions journalistes minimisent des crimes. Depuis que Sophie Gourion a créé un Trumblr pour partir en guerre contre ce langage assassin, 350 articles ont été épinglés dans sept registres différents. Il semblerait que certains médias prêtent enfin une oreille attentive à ce que les féministes dénoncent depuis longtemps. Explications en trois questions.
LNN : Quel a été le déclic pour créer LesMotsTuent ?
Sophie Gourion : Après avoir passé plusieurs mois à dénoncer sur Twitter, avec d’autres féministes, le traitement journalistique des violences sexistes et sexuelles sans grand effet, je me suis dit qu’il fallait trouver un moyen plus efficace pour sensibiliser l’opinion publique. Mes objectifs : mobiliser au-delà du cercle des militant.e.s, forcément convaincu.e.s , démontrer l’aspect systémique de ce traitement journalistique et sensibiliser les rédactions. Bien plus que de simples « perles » de journalistes, c’est en effet une véritable guerre du langage qui est ici à l’œuvre.
J’ai pensé que le Tumblr serait l’outil idéal pour cela : très simple à mettre en œuvre, il permet d’agréger en quelques clics les articles problématiques et de mettre en évidence leur volume conséquent. Chaque jour, nous sommes ainsi confronté.e.s, sans forcément nous en rendre compte, à des articles édulcorant ou excusant les violences faites aux femmes. En parcourant le Tumblr, on réalise en quelques clics l’ampleur du phénomène et la récurrence des termes banalisant ou excusant ces violences (« drame conjugal », « crime passionnel », « drame de la séparation »). En constatant la répétition des scénarios au fil des articles -le refus de la séparation, la dispute et la jalousie constituent ainsi les 3 principaux mobiles des homicides commis au sein du couple- on réalise que ces violences ne sont pas des faits divers mais de véritables faits de société.
J’ai lancé le Tumblr « Les mots tuent » en mars 2016 et il contient à ce jour 350 articles. Il m’a permis de donner une visibilité médiatique sans précédent à cette problématique avec une cinquantaine de retombées presse, un passage sur France Inter, une vidéo pour Brut, une interview pour « Elle ». Grâce au Tumblr, la problématique est sortie du cercle des militant.e.s pour toucher le grand public. Chaque jour, je reçois des contributions de la part d’internautes et toutes les semaines, je continue à interpeller les rédactions avec d’autres militant.e.s (merci notamment à Stéphanie Lamy, François Roques et Diké pour leur travail de pédagogie et de repérage !)
LNN : Quels sont les principaux registres d’euphémisation des violences ?
Sophie Gourion :
- Les expressions « drame conjugal » « crime passionnel » : ces expressions sont problématiques car elles mettent sur le même plan le coupable et la victime dans une symétrie supposée de la violence. Elles laissent entendre que la cellule familiale, la conjointe ou la compagne, ont une part de responsabilité dans ces violences. Il n’y aurait alors que des meurtriers malgré eux, les femmes étant considérées comme les éléments perturbateurs du couple. Par ailleurs, le mot « drame » est issu du champ lexical du théâtre : ce terme n’est pas une expression neutre, il fait appel à l’affect et à l’émotion. Il a pour but de romantiser l’horreur du crime pour attirer la compassion. Le meurtrier n’est plus un homme violent mais presque un héros de roman, pris dans les turpitudes de la passion ou de la jalousie. Il tue malgré lui.
- Les titres qui mettent d’emblée les lecteur.trice.s du côté de l’agresseur ou du meurtrier: « D’être un père idéal, c’est ce qui l’a tué », « Papa d’amour » : le prof de chant qui ensorcelait des mineures », « La descente aux enfers d’un amoureux de la terre », « Drame familial: ils formaient une belle famille », « Pédophile ou immature », « J’ai agi par excès d’amour ».
- Les formulations erronées ou approximatives qui constituent une manière indirecte de minimiser voire nier les violences vécues par les victimes. « Dérapage aux fêtes de Bayonne » pour relater 3 viols; « Amours interdites » pour qualifier des atteintes sexuelles sur mineur; « La dispute amoureuse tourne mal » pour décrire une tentative de meurtre; « Le coup de sang du dragueur de caissière » pour évoquer une tentative d’assassinat; « Une relation pas vraiment consentie » pour parler d’un viol; « Une tentative de drague qui a mal tourné » pour un meurtre.
- Les mobiles culinaires : « Ivre, il tente d’étrangler sa compagne pour des grumeaux dans la pâte à crêpes » « Raclée sous le grill et prison à la cuisson », « Il frappe femme et enfants faute de piment au barbecue », « Violences conjugales au steack haché », « Mécontent de la quiche aux épinards, il tente de faire la peau à sa belle-fille », « Il prétend lui avoir écrasé une pizza sur le visage ». Ici, ce n’est jamais l’homme qui est la cause des violences mais seulement l’incompétence culinaire de la victime.
- Les jeux de mots et formules choc totalement déplacés lorsque l’on souhaite traiter avec dignité et respect du sujet des violences faites aux femmes : « Le boxeur cocu met sa femme KO », « Tribunal: de l’amour, de l’alcool et des bleus », « L’amour à la tronçonneuse », « Peine de cœur et cocktails Molotov », « Violences conjugales: le tribunal a cogné fort ».
- Les titres assimilant les victimes de violences conjugales à de simples dommages collatéraux : « Des coups pour chat, lapin et amie », « Il écrase le chinchilla après avoir frappé sa compagne », « Il met le feu à sa femme et incendie l’appartement »
- Le victim blaming : « Morte d’avoir été trop belle » «Elle refuse ses avances : il la tabasse», «Il la tire par les cheveux à cause de sa vie dissolue», «Flavie Flament avoue avoir été violée»
LNN : Qu’est-ce qui évolue favorablement qu’est-ce qui reste verrouillé ?
Sophie Gourion : Depuis la création du Tumblr, j’ai pu constater que les rédactions corrigeaient beaucoup plus fréquemment les titres problématiques après avoir été interpellées sur Twitter, ce qui est globalement positif. Elles ont également moins souvent recours aux termes « crime passionnel » ou « drame conjugal ». Par ailleurs, l’affaire Alexia Daval a permis de mettre en évidence le traitement journalistique désastreux de ce féminicide : beaucoup de titres ont, à ce moment-là, pointé les expressions inappropriées, la non-contextualisation et la reprise telle quelle des propos de la défense par certains médias. Même Marlène Schiappa, Secrétaire d’État chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes, s’est insurgée à l’époque contre le traitement médiatique de ce féminicide, citant en exemple sur BFMTV le travail de collecte et d’analyse réalisé par #Lesmotstuent.
Depuis 2016, des rédactions ont également entrepris une remise en question de leurs pratiques : l’AFP a ainsi lancé une série d’initiatives pour améliorer la représentation des femmes dans les contenus de l’Agence. Dans cette optique, leur manuel de l’Agencier édictera des règles claires sur le traitement des violences conjugales. L’AFP mettra également en place une session de formation à la couverture de faits divers avec un volet spécifique sur les violences faites aux femmes. Par ailleurs, le quotidien suisse « Le Temps » a mis en place un baromètre mensuel mesurant la représentation des femmes au sein du journal.
De belles initiatives qui ne doivent néanmoins pas masquer les résistances encore à l’œuvre, émanant notamment des journalistes. J’ai pris justement le parti d’interpeller sur Twitter les rédactions plutôt que les journalistes car je fais face systématiquement aux mêmes reproches : je veux donner des leçons de journalisme, je suis contre la liberté d’expression, je dessers ma cause et je suis caricaturale. Récemment, un journaliste qui avait titré « dispute conjugale et coups : la malédiction du barbecue » m’a ainsi doctement expliqué que ce titre permettait « aux lecteurs de lire le papier et de prendre conscience des violences faites aux femmes et des fausses excuses qui légitiment cette violence ». Pour la remise en question, on repassera !
Par ailleurs, pour avoir été pigiste, je connais la pression que peuvent mettre certaines rédactions pour faire du clic, quitte à, pour cela, titrer sur un bon mot juste histoire de créer la polémique ou faire du LOL. On a vu récemment ainsi fleurir de nombreux titres commençant par « Ivre, » alors même qu’ils traitaient d’un sujet pas vraiment humoristique, à savoir les violences conjugales.
Enfin, même si des rédactions portent une attention plus poussée au traitement journalistique des violences sexistes et sexuelles, le Tumblr continue encore d’être alimenté quasi quotidiennement. Preuve que la route est encore longue vers un traitement juste et objectif de ces questions !
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