Alors que le droit à l’IVG vient de connaître une avancée historique, les sages-femmes demandent l’annulation d’un décret qui limite considérablement la pratique des IVG instrumentales. Éclairage avec Claire Wolker, sage-femme et coprésidente de l’ANSFO.
Victoire ! Le 28 février, le Sénat a adopté le texte prévoyant l’inscription de l’interruption volontaire de grossesse (IVG) dans la Constitution. Et c’est désormais au Congrès, qui se réunit le 4 mars prochain à Versailles, de décider si la France deviendra le premier pays à inscrire le droit à l’avortement dans sa Constitution.
Ce droit avance en France alors qu’il est menacé partout dans le monde. Cependant, une avancée, annoncée en fin d’année dernière s’avère très mitigée. En mars 2022, la promulgation de la loi d’Albane Gaillot prévoyait de faciliter l’accès à l’IVG instrumentale, c’est-à-dire par aspiration, en permettant aux sages-femmes de la pratiquer. Or, le décret d’application de la loi, promulgué le 16 décembre 2023, pose de nombreuses conditions qui altèrent le déploiement de cette mesure sur l’ensemble du territoire. Notamment, la présence d’un « médecin compétent en matière d’IVG, un·e gynécologue obstétricien.ne, un·e anesthésiste réanimateur·ice ainsi qu’une équipe ayant la capacité de prendre en charge des embolisations artérielles ». Une multitude de conditions que la majorité des établissements de santé du territoire ne parviennent pas à rassembler. Limitant ainsi les options possibles pour les femmes résidants dans les déserts médicaux.
Claire Wolker, sage-femme et coprésidente de l’Association Nationale des Sages-Femmes Orthogéniques (ANSFO), nous éclaire sur le recours déposé au Conseil d’État par plusieurs associations et organisations de défense des doits des femmes. Entretien.
Qu’est-ce qui a motivé le dépôt d’un recours au Conseil d’Etat suite au décret d’application de la loi Gaillot ?
CW – Dès la diffusion du décret, le 16 décembre 2023, nous avons émis un certain nombre de doléances. Depuis, nous sommes dans l’attente d’une réaction des autorités afin de modifier ce décret. À ce jour, nous n’avons eu aucune réponse, malgré le flot d’insatisfactions… Concrètement, on attend de ce décret qu’il soit dans l’esprit de la loi d’Albane Gaillot, qui a été promue afin de faciliter l’accès à l’IVG sur le territoire. Une des mesures phares de cette loi est la possibilité pour les sages-femmes de pratiquer l’IVG instrumentale. C’est la suite logique puisqu’elles pratiquent déjà l’IVG médicamenteuse. Or, ce décret inscrit des conditions de réalisation de cette compétence excessivement restrictives et tutélaires. C’est la première raison à notre retour au Conseil d’État. En outre, la loi Gaillot prévoyait la rémunération des sages-femmes pour pratiquer cet acte. Or, à aucun moment le décret n’en fait mention… ou plutôt d’une manière factice : le décret envisage la rémunération des établissements de santé pour l’IVG, ce qui n’a rien avoir avec la rémunération des sages-femmes.
À lire aussi : “Historique ! La constitutionnalisation du droit à l’IV adopté par le Sénat”
L’ANSFO est signataire d’une tribune parue dans Libération, dans laquelle vous expliquez que les sages-femmes pratiquent régulièrement « des actes médicaux bien plus complexes que l’IVG instrumentale sans que la présence de médecins ne soit requise »… Pourquoi tant de résistance vis-à-vis de ce soin spécifique ?
CW – Comme c’est inscrit dans le code de la santé publique, nous sommes une profession médicale. Dans ce décret, il est noté qu’il faudrait quatre médecins sur place, notamment un médecin qui ait la compétence d’embolisation en cas d’hémorragie. Or, les sages-femmes sont les premières actrices en cas d’hémorragie obstétricale. Nous sommes formées à une diversité de compétences médicales : délivrances artificielles, épisiotomies, sutures, révisions utérines, suivi gynécologique de prévention avec frotis, pause des dispositifs de contraceptions… Paradoxalement, l’IVG instrumentale qui est beaucoup moins risquée qu’un accouchement à terme, fait face à des freins excessifs. Ces mesures ne seront pas tenables pour un certain nombre d’établissements sur le territoire. Résultat : l’objectif de la loi Gaillot ne sera pas atteint.
Quid des femmes résidant dans les déserts médicaux ? Comment serait-il possible de combler les inégalités d’accès à l’IVG sur le territoire ?
CW – La loi Gaillot vise à élargir l’offre de soins et de déployer les compétences des sages-femmes dans l’ensemble des établissements de santé du territoire. Je le répète : il n’est pas nécessaire d’avoir quatre médecins potentiels dans l’établissement pour pratiquer une IVG instrumentale. Ce dont nous avons besoin, c’est de davantage d’autonomie. Une expérimentation de l’IVG instrumentale, à laquelle j’ai moi-même participé, s’est tenue sur trois ans et a été un succès. J’ai réalisé des dizaines d’IVG instrumentales à ce jour. Alors pourquoi tutelliser autant les sages-femmes ? Cela revient à entraver la possibilité de combler ces inégalités d’accès aux soins, notamment là où il manque des intervenants. Il faut laisser les sages-femmes déployer leurs compétences, de manière autonomes et responsables, telle la profession médicale qu’elles sont.
À lire aussi : “Gérard Larcher veut entraver la constitutionnalisation du droit à l’IVG«
La promulgation de cette loi a-t-elle été l’occasion d’une remise en question du statut de sage-femme et d’une revalorisation de la profession ?
CW – Compte tenu du décret d’application de la loi Gaillot, on voit en filigrane notre profession minorée, tutellisée et invisibilisée. C’est toute la teneur médicale de notre profession qui est remise en cause dans ses compétences. Nous sommes les socles des maternités et des services de gynéco-obstétrique. Nous coordonnons ces services d’un point de vue managérial et les accouchements pratiqués dans les établissements publics sont réalisés à 80% par les sages-femmes. À l’ANSFO, on ne peut pas accepter ce décret et en rester là ! C’est aussi l’offre de soins à nos concitoyennes qui est en jeu.
Vous dénoncez une bataille idéologique. Il y a quelques jours, CNews présente l’avortement comme la première cause de mortalité dans le monde. Quelle est votre réaction face à ce genre de discours ?
CW – L’IVG est très souvent présentée par ses détracteurs et les anti-choix sous le prisme du risque et du problème, alors même qu’elle est une solution et un droit ! Contrairement à la présentation de CNews, qui place l’IVG du côté de la morbidité, il faut rappeler que l’IVG médicalisée sauve des vies. Toute les neuf minutes dans le monde, une femme meurt d’une IVG non médicalisée. Lorsqu’elle est réalisée par des professionnels formés, cette procédure sauve des vies de femmes.
À lire aussi : “IVG : Cnews en fait une “cause de mortalité”, puis Laurence Ferrari présente des excuses”
La constitutionnalisation de l’IVG vient d’être votée par le Sénat. Quelle est votre réaction ?
CW – À l’ANSFO, nous sommes satisfait.e.s de cette victoire ! Le combat a été difficile, les anti-choix restent actifs, et ce n’est pas fini : il reste le passage au Congrès. Les sénateurs ont enfin suivi l’avis de la population qui est majoritairement favorable à l’inscription du droit à l’IVG dans la Constitution. On ne peut pas être en décalage avec ce que veut le peuple. Les lois et la Constitution doivent évoluer en fonction de la société civile. En outre, comme le Collectif Avortement en Europe, nous souhaitons l’inscription de ce droit dans la charte européenne des droits humains qui viendrait renforcer l’accès à l’IVG pour toutes les femmes en Europe.