Plusieurs militaires, des femmes et un homme, dénoncent publiquement les agressions sexuelles subies au sein de leurs unités, brisant l’omerta qui règne au sein de l’Armée française. Prémisses d’un MeToo des armées ?
Son témoignage a tout fait basculer. Le 26 mars 2024, Manon Dubois, 23 ans et ancienne militaire dans la Marine nationale, a témoigné à visage découvert des agressions dont elle a été victime par un militaire électricien. La jeune femme recense une soixantaine d’agressions survenues en 2019, puis en 2021 lorsqu’elle se retrouve affectée sur la même frégate que son agresseur. « J’étais seule et il me touchait. Ça allait de la simple main aux fesses, à tenter de m’embrasser de force et frotter son sexe contre le mien » témoigne Manon Dubois auprès du média France Bleu. Le 22 octobre 2021, la jeune femme dépose plainte. Son agresseur reconnaît les faits et est condamné à dix jours d’arrêts ainsi qu’à 600 euros de dommages et intérêts, suivi d’un stage de sensibilisation à l’égalité femmes-hommes. Aujourd’hui, il n’est plus inquiété et continue d’exercer. Celle qui est punie, c’est Manon Dubois. Elle a été ostracisée et fuit par l’ensemble de ses camarades. C’est la double peine. En choisissant de témoigner à visage découvert, c’est l’omerta et l’impunité des agresseurs, protégés par l’institution, qu’elle dénonce.
Une libération de la parole difficile mais collective
Le glaçant mais courageux témoignage de Manon Dubois va encourager d’autres victimes à parler. Le 2 avril 2024, huit femmes et un homme se confient à Paris Match. Une autre femme décide de témoigner à visage découvert : Ninon Mathey. Son témoignage ressemble à celui de Manon Dubois. La jeune femme de 23 ans, affectée à l’armée de Terre en 2022, subit de multiples agressions et un viol commis par un brigadier. « Lui a effectué quelques jours de travaux d’intérêt général, moi j’ai pris perpet’ » dénonce Ninon Mathey dans cet article. Elle raconte avoir été radiée pour des « absences non régularisées » et « inaptitude médicale » après avoir été diagnostiquée en état de dépression. Aujourd’hui, son agresseur a été promu au grade supérieur et la plainte pour agression sexuelle de la jeune femme a été classée sans suite pour manque de preuve.
Ces deux témoignages sont loin d’être des cas isolés. En 2023, 226 signalements, dont un tiers pour des faits de viols, ont été recensés par la cellule Themis, mise en place en 2014. Ce dispositif est la première initiative pour lutter contre les violences sexuelles au sein de l’Armée française. Cette cellule a été créée suite à « La Guerre invisible : révélations sur les violences sexuelles dans l’Armée française » (co-éditions Causette et Les Arènes), une enquête édifiante menée par les journalistes Leila Miñano et Julia Pascual, qui ont ainsi permis d’amorcer cette libération de la parole dix ans plus tôt.
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Les neuf témoignages recensés par Paris Match et les nombreux signalements lèvent le voile sur les violences structurelles au sein de l’armée. Cette libération de la parole annonce également les prémisses d’un « MeToo des armées », comme le nomme Laetitia Saint-Paul, députée Renaissance de Saumur en Maine-et-Loire et militaire en réserve de l’Armée de terre. Cette dernière, qui révèle avoir reçu des dizaines de témoignages pour des faits de harcèlement et d’agressions sexuelles en moins d’une semaine, tente d’interpeller le ministre des armées Sébastien Lecornu afin de lancer une enquête interne.
Qu’en dit le Ministère des armées ?
L’Armée française a son propre système judiciaire. La justice militaire est donc rendue par des juridictions internes et spécialisées, mais peut ensuite être reprise par la justice française. « La particularité en matière militaire, outre l’avis obligatoire, est qu’une réponse disciplinaire a pu déjà ou pas être apportée et dont le parquet tient compte dans sa réponse » explique le procureur de Rennes Philippe Astruc à France Info. Toutefois, on peut questionner les limites de ce système. Chaque témoignage recensé dans l’article de Paris Match raconte le même mécanisme : étouffer ces affaires afin que les agresseurs ne soient pas inquiétés. Les victimes sont le plus souvent contraintes de quitter l’armée ou bien mutées. Dans tous les cas, ce sont bien elles qui sont impactées. « À partir du moment où l’agresseur vient de l’institution militaire, il reçoit un traitement de faveur et vous en tant que victime un traitement de défaveur » déplore Julien Richou, l’avocat de Manon Dubois.
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Active depuis dix ans, la cellule Themis est régulièrement sollicitée. Pourtant, seulement la moitié des signalements déposés en 2023 ont donné lieu à des sanctions disciplinaires. Les témoignages de Manon Dubois et de Ninon Matthey sont révélateurs des obstacles structurels. Dans la mesure où les femmes ne représentent que 15% des effectifs militaires français, la sociologue Camille Boutron, autrice de l’essai Combattantes. Quand les femmes font la guerre (les Pérégrines), estime qu’« il existe une masculinité hégémonique dans l’armée, autour d’un idéal guerrier d’autant plus marqué que l’armée française se veut opérationnelle », comme elle l’explique dans une interview accordée à Libération.
La parole se libère progressivement dans les rangs de l’Armée française. Cela annonce-t-il la fin de l’impunité des agresseurs et d’un système qui les protège ? À ce jour, le ministre des Armées Sébastien Lecornu n’a pas réagi.
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