Diriger, c’est s’exposer au regard des autres. Et s’exposer, pour une femme, c’est devenir la cible de critiques violentes. Une forme d’obscurantisme pèse encore dans l’entreprise. Il ne faut jamais cesser de devenir des femmes savantes pour s’en affranchir. Par Catherine Blondel, directrice scientifique de l’Ecole des femmes à l’Institut de l’ENS Ulm, fondatrice de VIS-A-VIS DIRIGEANTS
Le dossier « femmes à l’antenne » des Nouvelles NEWS montre à quel point les femmes dirigeantes restent moins « visibles » que leurs collègues. Très récemment, le 6 novembre 2014, un article des Echos titrait justement : « Isabelle Kocher, de l’ombre à la lumière ». (Isabelle Kocher devrait devenir la première femme PDG du CAC 40)
Je voudrais revenir sur les enjeux et les questions posés par la visibilité des femmes dans le champ social, économique et politique, à partir d’une expérience collective menée avec une cinquantaine de femmes dirigeantes à ce jour.
L’École des femmes a en effet été lancée en 2010 avec une dizaine d’entreprises partenaires et a abouti à la rédaction d’un Dictionnaire, à partir des entrées choisies par des cadres dirigeantes puis rédigées individuellement et revues collectivement (consultable librement sur le site). Un nouveau cycle est en cours pour produire une revue autour des thèmes-clés pour l’avenir des femmes. Quelques enseignements s’en dégagent autour de la visibilité, enjeu majeur de notre époque.
Bien entendu, le choix de l’hommage rendu à Molière n’est pas le fruit du hasard. Dans L’École des Femmes, en effet, Arnolfe fait élever Agnès, sa jeune pupille, comme une recluse, dans l’ignorance, loin du monde, persuadé qu’il évitera ainsi d’être trompé après avoir épousé la demoiselle. Il convient de la soustraire au regard d’autrui comme de l’empêcher de voir et de savoir. Ni voir, ni être vue, ni savoir. Tel est le programme du barbon pour sa promise.
Toujours chez Molière, Tartuffe a cette réplique fameuse : « Couvrez ce sein que je ne saurais voir ». Même haine, même punition du reste. Arnolfe et Tartuffe voient, eux, ces femmes leur échapper. Molière, à travers ses personnages masculins, décrit un programme encore à l’œuvre dans bien des situations pour les femmes d’aujourd’hui.
Le mot « apparence » figure justement dans le Dictionnaire de l’École des Femmes. La définition retenue par le groupe est la suivante : « Trop ou pas assez ? (…) L’apparence pour une femme c’est surtout l’impérieuse obligation d’un investissement et d’un travail permanents pour lutter contre les stéréotypes et pouvoir offrir à ses idées la chance d’une écoute attentive ».
Certaines femmes préfèrent l’ombre pour ne pas avoir à s’exposer à cette violence. Ni vues, ni connues, ni surtout écoutées |
Souvenons-nous des propos haineux de Mauriac à l’encontre de Simone de Beauvoir lors de la publication du Deuxième Sexe en 1949 : « Nous avons littérairement atteint les limites de l’abject… » Souvenons-nous de ce qui fut écrit sur Simone Veil, Françoise Giroud puis Edith Cresson, Ségolène Royal ou encore Rachida Dati… mais aussi, il y a quelques semaines, sur Najat Vallaud-Belkacem ou Valérie Trierweiler. Qu’elles viennent du monde économique, politique ou intellectuel, au-delà de ce qui les oppose même, ces femmes ont trois points communs : leur visibilité dans l’espace public, la vivacité de leurs propos et les propos haineux dont elles ont fait l’objet en référence à leur genre.
De fait, si la présence des femmes dans cet espace se fait chaque jour plus importante, leur apparence continue de susciter des commentaires sur le mode du « trop ou pas assez ». Qu’entend-on généralement par là ? Le plus souvent : « trop masculine », « pas assez féminine ». Il s’agit toujours de leur dénier leur genre. Une femme, c’est entendu, se doit d’être « discrète », de faire preuve de « pudeur », de « décence », de « retenue », etc…
Dans ces conditions, beaucoup de femmes préfèrent logiquement l’ombre à la lumière. Lors des tours de table, rituels des rencontres de l’École des Femmes, Nathalie, directrice juridique, se présente ainsi comme « responsable » ; Sylvie se définit comme étant « en charge de la formation » ; Anne parle volontiers de son métier de « business development » et oublie de citer son titre de directrice générale. Hélène, Stéphanie et Séverine font de même…
Pèse sur ces femmes, comme sur beaucoup d’autres exerçant désormais des responsabilités professionnelles importantes, le poids du regard généralement porté sur les « ambitieuses », « hystériques » « folles », « vulgaires » (je recommande les définitions du Dictionnaire de ces termes). La même femme peut à la fois être taxée de ces quatre qualificatifs !
Arnolfe et Tartuffe continuent de hanter certains esprits chagrins devant la réalité de l’intervention croissante des femmes dans l’espace public comme de leur passage plus fréquent de l’ombre à la lumière. Certaines femmes en revanche continuent de préférer l’ombre pour ne pas avoir à s’exposer à cette violence qui s’en prend systématiquement à leur genre, stigmatise leur « apparence » pour mieux les disqualifier, les faire disparaître de l’espace public : ni vues, ni connues, ni surtout écoutées. Fort heureusement, l’histoire est en marche… félicitations à Isabelle Kocher comme à toutes les autres qui se risquent à la lumière !