Alors que la crise économique pourrait paralyser la pensée politique, des hommes et surtout des femmes politiques songent à construire un nouveau modèle de société fondé sur le « care », le soin apporté aux autres. Un débat délicat mais aussi prometteur à condition de ne pas le traiter avec mépris.
Martine Aubry, la première secrétaire du PS a tiré la première dans un entretien à Mediapart.
La réponse de l’opposition a fusé : « « Care » ou le triomphe des bons sentiments » raillait, quelques jours après Nathalie Kosciusko-Morizet, dans le Monde. Elle ne voit là qu’un « discours de l’assistanat social et des bons sentiments, dont je
Droite compassionnelle contre gauche boy-scout Par Emmanuel Lemieux (L’annuel des idées) Il y a eu la « société post-matérialiste« , la société du « bien être« , désormais la chef de file du Parti Socialiste, Martine Aubry, théorise sur « la société du soin« . « N’oublions jamais qu’aucune allocation ne remplace les chaînes de soin, les solidarités familiales et amicales, l’attention du voisinage« , relève ainsi la première secrétaire du PS dans sa tribune du Monde dédiée aux retraites. Et de s’appuyer sur le concept anglo-saxon du « care », c’est-à-dire la sollicitude de tous les instants, l’observation du soin mutuel. Philosophiquement, le care permettrait d’estomper l’individualisme ravageur des sociétés modernes en prenant soin des autres et en raccommodant le tissu social. Care, proximologie, libéralisme compassionnel Elaborée par une longue filière de philosophes politiques comme Francis Hutcheson, David Hume et Adam Smith, cette notion a regagné un peu de vigueur outre-Atlantique. Le care y est notamment défendu depuis plus de quinze ans par l’intellectuelle féministe, professeur de sciences politiques Joan Tronto. Les éditions La Découverte ont traduit en 2009 son ouvrage intitulé Un monde vulnérable (1993). Le principe du care a été défriché en France par la philosophe Fabienne Brugère. Les socialistes français ne sont pas les seuls à redécouvrir le care. La société pharmaceutique Novartis a même forgé (et déposé) un concept prometteur : la proximologie, qui rélève de la philosophie du care dans ses principes de dialogue intergénérationnel et du souci inter-individuel . Pour populariser ce concept, une revue intitulée Réciproques a été lancée l’année dernière par la marque. Le care induit l’attention à soi, aux autres et à son environnement. Il est connexe aux droits de l’homme, à la responsabilisation individuelle ainsi qu’au respect des lois collectives. 2012 annonce t-elle ainsi l’opposition du libéralisme compassionnel et de la gauche du care ? |
doute qu’il rende justice aux femmes. » En interprétant ainsi les propos de Martine Aubry, la secrétaire d’Etat à l’Economie numérique appuie là où ça fait mal.
Tenir compte du care dans l’économie, c’est valoriser un travail jusque là invisible, mais c’est aussi prendre le risque d’enfermer les femmes dans la sphère domestique. Le travail familial et domestique, la prévention-santé, les soins apportés aux autres, sont aujourd’hui encore pris en charge par elles à 80 %. Ces activités, si elles étaient rémunérées, représenteraient près de 50 % du PIB a rappelé la commission Stiglitz qui devait proposer de nouveaux indicateurs de richesse.
Pour autant faut-il valoriser le « care » en calculant son équivalent en argent ? Ce serait offrir un boulevard aux partisans du salaire maternel qui voudraient rémunérer les femmes (pas trop) pour qu’elles restent à la maison. Tout le contraire de l’émancipation des femmes et de la société du bien-être.
Mesurer le care sans monétiser
Mais il ne faudrait pas clore le débat sur cette difficulté. Le care est une richesse, c’est certain. Apporter des soins, participer à des activités familiales ou bénévoles… Ces valeurs forgent la société du bien-être. Et ce ne sont pas seulement des activités féminines. Les hommes s’impliquent aussi.
Seulement voilà, peu de responsables politiques semblent pressés de valoriser ces richesses. Côté économistes, la recherche avance mollement. Après le rapport de la commission Stiglitz sur les nouveaux indicateurs de richesse, bien peu de propositions ont été avancées.La commission d’experts n’est pas allée jusqu’à des propositions concrètes. L’Insee n’a pas vraiment emboîté le pas à la commission. L’institut de statistique ayant été un peu dépossédé du sujet par la commission d’économistes nommée par Nicolas Sarkozy, il n’en a pas fait un cheval de bataille.
Chez les politiques, dans le camp de Martine Aubry, la question suscite plus de mépris que d’opposition. Le site d’informations Public-Sénat a relevé un ramassis de réflexions hautaines : Jack lang « préfère le « yes we can », plus volontaire, au « yes we care », au goût un peu compassionnel ». Manuel Valls, trouve l’idée » en rien adaptée à la société française », François Patriat, président PS de Bourgogne et sénateur, ironise « Le Caire, c’est la capitale de l’Egypte pour les gens !… On ne peut pas baser un programme électoral uniquement sur la société du « care ».
Certains journalistes politiques entonnent le même refrain du mépris, comme Jean-Michel Apathie qui parle de « nunucherie ». Le philosophe Michel Deguy, se fend d’un « rebond » dans Libération sur l’air de « le « care » ou l’absurdité d’un téléthon permanent ». Sûrs de leur supériorité, les détracteurs du « care » ne prennent même pas la peine d’examiner le débat au fond.
Pour l’économiste Jean Gadrey ce mépris fleure un peu son machisme. Dans un billet intitulé « Portée et limites du « care » », il écrit : « Manifestement, les hommes politiques qui critiquent la référence au « care » sont très irrités par le fait que cette notion ait été forgée dans des cercles féminins. Que dis-je féminins : féministes. Horreur ! »
Pourtant « en relation avec une longue histoire de division des rôles et de rapports sociaux de sexe, les visions du progrès (et du bien-être) des hommes et des femmes diffèrent fortement, statistiquement parlant, et qu’il serait temps de s’appuyer sur une représentation plus paritaire du développement des sociétés et du bien vivre » poursuit -il.
Que de difficultés à prendre en considération les « nouveaux riches », ainsi que les appelle joliment Agnes Maillard dans le Monolecte. Ce ne sera pas simple d’admettre que la richesse peut être autre chose que le seul PIB. Cet indicateur, qui ne prend en compte que les biens et services marchands, historiquement produits par les hommes, a toujours été rendu visible et perçu comme la conquête du Graal. Le « care », lui, correspond à des activités invisibles, accomplies gratuitement par les femmes, dans l’ombre du foyer ou faisant l’objet d’emplois très dévalorisés. Pas simple non plus de trouver le bon thermomètre pour mesurer cette richesse. Mais le pire serait que le débat n’ait pas lieu. Il faut espérer que la Première secrétaire du PS, la secrétaire d’Etat à la prospective et bien d’autres s’étripent sur le sujet pour qu’il commence à être pris au sérieux.