Nous avons voulu essayer de comprendre pourquoi une centaine de femmes ont signé une tribune contre le mouvement de lutte contre le harcèlement sexuel.
Mardi 9 janvier, le quotidien Le Monde a publié une tribune signée par cent femmes, connues ou moins connues, qui a fait scandale. Au nom de la « liberté d’importuner », elles prennent la défense des harceleurs et font dire aux féministes ce qu’elles n’ont jamais dit pour mieux leur taper dessus. Classique. Elles parlent de « délation » quand il est question de dénoncer des agressions, et confondent séduction et harcèlement. Accusant les féministes de « puritanisme », ce sont elles qui finalement défendent une morale de la domination masculine dans laquelle les femmes devraient se soumettre au désir, aux prétendues pulsions des hommes et s’excuser pour la « misère sexuelle » dans laquelle certains sont plongés. Dans cette morale, « désir sexuel » ne se conjugue qu’au masculin.
Lire aussi la tribune publiée en réponse ce mercredi par 30 militantes féministes :
« Les porcs et leurs allié·e·s ont raison de s’inquiéter »
Mais pourquoi diable, au lendemain du discours touchant et puissant d’Oprah Winfrey aux Golden Globes, publier une telle tribune ? Pourrait-on imaginer, au lendemain d’un mouvement anti-raciste, une tribune défendant le racisme ? Pourquoi un tel acharnement, de la part de femmes qui se disent (au moins pour certaines d’entre elles) féministes, à défendre l’ordre misogyne établi ?
Nous avons voulu essayer de comprendre les motivations des signataires de la tribune. Peggy Sastre, l’une de celles qui ont rédigé le texte, nous a répondu par courriel. Nous publions sa réponse intégralement. Peggy Sastre est journaliste et auteure, elle a écrit en 2015 un ouvrage intitulé La domination masculine n’existe pas. Sa réponse est à l’image du texte initial. En plein dans un discours de renversement : on croirait lire un texte de victime de harcèlement… Mais c’est une personne qui se présente comme victime du discours anti-harcèlement qui s’exprime. Quant à l’idée de « dépolitiser » le sujet, elle est pour le moins paradoxale. À vous de juger :
Qu’est-ce qui vous a réellement motivée à écrire cette tribune ?
Peggy Sastre : Un sentiment de ras-le-bol. D’étouffement. Un jour, j’ai ressenti comme un énorme bol d’air en entendant, sur France Culture, Catherine Millet s’exprimer sur les excès de #BalanceTonPorc1, en lien avec son livre sur D.H. Lawrence. Je me suis dit « Oh, je ne suis pas seule à être mal ». Je l’ai contactée pour que nous la rencontrions avec Abnousse Shalmani – que je savais souffrir du même « syndrome de constriction » – avec dans l’idée d’écrire ce genre de texte et dans la tête ce genre d’objectif : ne chercher à « convaincre » personne, mais juste signaler notre existence aux femmes qui pourraient être dans la même situation que nous. Qui pourraient se sentir seules, écrasées, dans l’incapacité de s’exprimer de peur des représailles. Au même moment, Millet était aussi approchée par Sarah Chiche, mon ancienne éditrice et depuis devenue une amie. Nous avons tout de suite décidé de fusionner les projets et de solliciter une cinquième comparse – Catherine Robbe-Grillet, à qui je dois formellement la naissance de mon premier livre écrit à deux mains.
Mais il y a un point sur lequel j’aimerais insister : le titre original de notre tribune était Des femmes libèrent une autre parole. La rédaction du Monde l’a changé pour des raisons qui lui appartiennent [NDLR : en fait, le titre a été changé dans la version en ligne, mais est bien celui-ci dans l’édition papier du Monde]. Nous ne souhaitons ni brider ni éteindre aucune parole. On n’est pas dans le « parole contre parole », mais dans le « une parole en plus ». Un vécu, une perspective, des points de vues supplémentaires. Sans rien remplacer. Ma (et, je crois, notre) seule motivation était, en plus de faire du bien à d’autres femmes, d’ouvrir le débat, raison pour laquelle nos signataires sont très vite venues d’à peu près tous les horizons possibles et imaginables. De tous les milieux, de tous les âges, de tous les coins de l’échiquier politique. Et ce que je remarque, dans les premières réactions que suscite le texte, c’est qu’on nous demande de nous taire… Nous avons, littéralement, formulé une parole « inadmissible » pour certaines. Mais non, en fait, ce qui est réellement inadmissible, c’est cette confiscation du débat par les éléments les plus fanatiques de la sphère féministe, ces mêmes éléments qui participent à la désaffection croissante du mot « féministe » dans l’opinion, alors que l’adhésion aux principes de base de l’égalité homme/femme ne cesse de grossir. En ce sens, je crois que les premières réactions les plus hostiles à cette tribune confortent assez parfaitement son propos.
Quelles solutions préconisez-vous pour en finir avec les violences sexuelles ?
Peggy Sastre : Je ne préconise pas tant de solutions que des étapes préalables à la recherche de ces solutions. Par exemple : commencer par connaître, mesurer, trier les violences sexuelles. On ne résoudra rien en pensant qu’il y a une équivalence entre un viol et un regard concupiscent ou que les deux phénomènes relèvent du même « système ». Ca, c’est de la pensée magique, religieuse, idéologique – c’est à peu près synonyme. Ensuite : on ne peut pas continuer à croire pouvoir résoudre le problème des violences sexuelles en niant ou en méconnaissant leurs bases biologiques, ou en faisant croire que ceux qui les étudient légitiment ou banalisent, ou je ne sais quoi d’autre, ces violences.
Enfin, il est essentiel de « dépolitiser » le sujet. Ce n’est pas normal que les questions liées à l’égalité hommes femmes soient autant trustées, dans la production de savoirs, par des associations féministes militantes. Et quand je dis « normal », je veux dire opérant : tout sujet, même (et surtout) le plus dramatique qui soit a besoin de données brutes, objectives, dépassionnées, etc. Et ce n’est pas en sautant à la gorge du premier chercheur qui a l’air un tantinet « hétérodoxe » que cela marchera… Aujourd’hui, le féminisme crève littéralement de son tribalisme – les militantes se radicalisent de plus en plus, et l’étiquette « féministe » est de plus en plus regardée comme un repoussoir, notamment chez les plus jeunes générations2, alors qu’une énorme majorité de la population adhère aux principes de base de l’égalité en droits des hommes et des femmes. C’est aussi ce « paradoxe féministe » qu’il convient d’atténuer avant de s’atteler aux violences sexuelles – qui, je le rappelle en passant, sont en baisse constante depuis depuis au moins un demi-siècle3.
NOTES DE LA REDACTION :
1/ Plusieurs internautes, ont, de leur côté, relevé cette remarque effarante de Catherine Millet, le 5 décembre dernier sur France Culture : « Je regrette beaucoup de ne pas avoir été violée parce que je pourrais témoigner que du viol, on s’en sort » (ici à 17’30)
2/ Il est en fait difficile d’étayer cette affirmation avec des « données brutes ». En 2016, un sondage montrait que les femmes de moins de 35 ans sont plus réticentes que leurs aînées à se déclarer féministes, mais un autre avançait le contraire : 61% des 15-20 ans disaient se sentir féministes, contre 57% de l’ensemble des femmes interrogées (Voir : Je suis féministe, moi non plus).
3/ Vraiment ? Ce n’est pourtant pas ce que montrent les « données brutes ». Depuis 1974 en France le nombre annuel de plaintes pour viol a été multiplié par sept, tandis que le nombre de plaintes pour agressions sexuelles a doublé.