Comment lutter pour une société moins inégalitaire ? Comment permettre aux plus démunis d’accéder aux mêmes études et mêmes fonctions que les plus aisés ? Le groupe de réflexion Terra Nova mise sur la petite enfance pour y parvenir. Rencontre avec sa nouvelle directrice générale Juliette Méadel.
C’est la rentrée du think tank de gauche apparenté au PS, Terra Nova. Le nouveau costume de directrice générale tout juste enfilé, Juliette Méadel, avocate et docteure en droit, a présenté début octobre les premières pistes de Terra Nova pour la prise en charge de la petite enfance. Un rapport sera publié en janvier 2014, et ses remarques atterriront sur les bureaux des ministères de l’Education nationale, de la Réussite éducative, de la Famille et des Droits des femmes.
L’enjeu ? Démontrer en quoi l’enfance est « un investissement d’avenir », à placer au cœur des politiques publiques. Terra Nova s’appuie notamment sur le point de vue du Prix Nobel d’économie James Heckman. Il a montré que la qualité de vie pendant la petite enfance détermine de façon considérable la situation économique et sociale d’un individu tout au long de sa vie, avec des retombées importantes sur l’ensemble de la société. Arguant qu’« un euro dépensé avant 10 ans est bien plus efficace en matière éducative qu’un euro dépensé après 20 ans. »
Deux axes principaux sont avancés par le think tank pour gommer ce constat : le système français ne corrige pas les inégalités, il les accroît.
Alors que la moitié des 2,5 millions d’enfants de moins de 3 ans sont privés d’accueil collectif, augmenter les places en crèches apparaît comme l’une des principales solutions. Mais ce n’est pas la seule selon Terra Nova, qui compte bien favoriser l’apprentissage du français pour les enfants et les parents immigrés. Et pour les familles monoparentales ? Car le manque de places en crèche signifie que ce sont aussi les ambitions professionnelles des femmes qu’on pénalise. Rencontre avec sa directrice générale.
Juliette Méadel, qu’est-ce que Terra Nova compte proposer pour les familles monoparentales ?
Sur cette question, nous sommes en train de relancer les travaux. J’ai déjà eu l’occasion, dans d’autres lieux, de faire des propositions, notamment une qui consistait à cibler les familles monoparentales. On sait qu’à 90% ce sont des femmes vivant dans les quartiers les plus défavorisés ou issus d’une immigration très récente, qui ne maîtrisent pas encore bien la langue française. La mesure consisterait à leur faire rencontrer des associations ou des enseignants prêts à les aider à apprendre le français. L’école maternelle serait alors le lieu de repérage et de rencontres pour ces familles en difficultés.
Pour les femmes seules, l’apprentissage de la langue française a un impact décisif sur leur intégration sur le marché du travail, et sur la réussite à l’école de leur enfant. C’est une mesure qui n’est pas très coûteuse, puisqu’il existe déjà des associations qui font de l’alphabétisation, et qui pourrait rapporter gros sur le long terme. Cela fait partie des mesures de bon sens.
Et concernant les familles monoparentales qui parlent très bien français ?
La question est à l’étude à Terra Nova. L’une des principales mesures concerne le logement. Car la principale difficulté des familles monoparentales réside dans l’accès au logement. Bien souvent, après une séparation, ce sont les femmes qui se retrouvent avec les ressources les plus insuffisantes. Et comme ce sont aussi les femmes, le plus souvent, qui ont la garde des enfants, elles se retrouvent avec la double charge de faire vivre leurs enfants et d’assumer un loyer.
S’agirait-il d’une aide financière ?
C’est encore à l’étude, je ne peux évoquer pour l’instant que des pistes de réflexion. Il faudrait réexaminer l’assiette des APL, qui sont les aides au logement, aujourd’hui réparties sans conditions de ressources. Il faudrait réfléchir éventuellement à un ciblage.
Au delà de l’aide financière, la priorité réside dans l’attribution des logements sociaux. Les familles monoparentales figurent parmi les situations prioritaires. Mais il faudrait idéalement que chaque commune puisse rendre compte du pourcentage de femmes seules à qui il faut octroyer un logement, et le faire de façon très transparente.
Le troisième est de mettre en place un dispositif de soutien pour l’emploi à domicile pour les familles monoparentales. C’est vital parce que cela permet aux femmes seules d’avoir un emploi, ou de le maintenir, et cela s’inscrit dans la durée pour la progression de carrière.
Avoir une aide à domicile, c’est permettre de concilier vie professionnelle et vie familiale. C’est essentiel pour les ressources du foyer et pour l’épanouissement des mères et des enfants. Quand on étudie le profilage des enfants qui sont tombés dans la délinquance, on se rend compte que dans plus d’un cas sur deux, les enfants sont issus de foyers monoparentaux.
Concrètement, comment cela peut-il être mis en place ?
Aujourd’hui, il y a la prise en charge par les CAF des charges sur l’emploi à domicile, qui dépendent du revenu. Je crois qu’il faudrait envisager, pour les foyers monoparentaux, des mesures beaucoup plus ambitieuses des prises en charge de cotisations sociales et patronales pour l’emploi à la domicile, voire une aide des CAF beaucoup plus importante.
Quels sont à vous yeux les atouts de la France pour faire de la petite enfance la clé d’un développement social et économique partagé ?
Notre pays bénéficie de tous les outils de la politique familiale mis en place depuis 1945. Outils fiscaux avec le quotient familial, qui était à l’origine destiné à encourager la natalité, essentiel au lendemain de la guerre. La deuxième clé, c’est l’offre de garde. Même si aujourd’hui, il manque 250.000 places en crèche, l’offre de garde est quand même de bonne qualité.Ce sont 12 ou 13% des enfants qui trouvent une place en crèche. Il y a aussi la prise en charge par la CAF d’une partie des frais en fonction des revenus. C’est assez remarquable par rapport à l’Allemagne, l’Italie, l’Angleterre, qui n’ont pas tous ces dispositifs pour les 0-3 ans.
On a également bien ancré dans les mœurs le fait qu’une femme retourne au travail en moyenne 3 ou 4 mois après son accouchement sans être vue comme une mauvaise mère. Alors qu’en Allemagne, les trois premières années de l’enfant, la femme ne travaille pas. Idem dans les pays du Nord. Ce qui fait qu’après un ou deux enfants, les femmes finissent par arrêter de travailler. En France, nous avons un taux d’activité féminin très important. Les femmes qui ont eu 3 enfants continuent de travailler pour 50% d’entre elles.
N’avez-vous pas peur que cette évolution des mœurs soit remise en question ?
Sur la question des droits des femmes, il faut être vigilant. Il faut préserver les acquis et contrer des campagnes de catholiques extrémistes qui remettent en question les gender studies et tout ce qui relève du genre.
Je crois qu’on aurait tout à gagner à être offensif sur le discours avec un angle économique. Au delà de l’argumentation sur les droits des femmes, qui est évidente, il faut être capable d’argumenter que maintenir les femmes en dehors du marché du travail et des activités économiques a un coût pour la croissance. Plus les femmes travaillent, meilleur c’est pour la croissance et l’activité.
Et on rejoint le problème des familles monoparentales avec l’argument du bon développement des enfants. Je pense qu’une société où les mères sont dans la dépendance des hommes n’est pas une société juste et qui prépare à un avenir serein. Chaque individu doit avoir accès à son autonomie.
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