Questions biaisées, inversion de culpabilité, consentement présumé, ignorance des phénomènes d’emprise ou de sidération… la France est de plus en plus souvent face à la CEDH pour son (mal)traitement d’affaires de violences sexistes et sexuelles. Est-ce le début de la fin de la trop grande impunité de crimes sexuels ?
Depuis janvier dernier, la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) a accepté cinq affaires dans lesquelles des victimes de violences sexuelles contestent des décisions de justice rendues par des tribunaux français. Des décisions empreintes de stéréotypes sexistes. Cinq affaires dans lesquelles les requérantes dénoncent la « victimisation secondaire ». C’est ce qu’a observé Nicolas Hervieu, juriste en droit public et droit européen des libertés, enseignant à Sciences Po.
« Victimisation secondaire » ? Après avoir subi des violences sexistes ou sexuelles, les victimes subissent de nouvelles maltraitances de la part de la police ou de la justice qui, parfois, les met en accusation en leur demandant comment elles étaient vêtues lors de l’agression, leur reproche de s’être trouvées au mauvais endroit au mauvais moment, ignore les phénomènes d’emprise ou se contente d’une approche floue du consentement, met en cause leur comportement, leur santé mentale…
Ces cinq affaires, jugées en France, ont franchi la première étape vers la justice européenne. « Sachant que la Cour européenne des Droits de l’homme ne retient que 5 à 10% des requêtes qui lui sont adressées, c’est un progrès très significatif. La CEDH montre depuis plusieurs années qu’elle veut arrêter les stéréotypes sexistes qui guident les décisions de justice en France et dans bien d’autres pays d’Europe » assure Nicolas Hervieu.
La cinquième affaire qui vient d’être acceptée par la CEDH concerne une plainte contre un « supérieur hiérarchique pour des faits de viols et d’agressions sexuelles.» La plaignante s’est vue opposer par la justice en France une -classique- ordonnance de non-lieu « pour absence de charges suffisantes ». La Cour d’appel a confirmé la première décision, la Cour de cassation a rejeté le pourvoi et la requérante s’est tournée vers la CEDH faisant valoir que « les juridictions internes ont retenu une définition rigide et abstraite du consentement sexuel, ont méconnu la notion d’emprise psychologique et se sont abstenues de procéder à une évaluation contextuelle et éclairée des faits. Enfin, elle soutient que le traitement procédural de ses déclarations et la durée excessive de l’enquête, de l’instruction et de la procédure d’appel ont constitué une victimisation secondaire. »…
Les juges de la CEDH auront à dire si, comme le demande la requérante invoquant les articles 3 et 8 combinés à l’article 14 de la Convention, « la cour d’appel a usé de partis pris idéologiques discriminatoires véhiculant une idéologie sexiste. » et, plus largement, si la France fait le nécessaire « afin que soient incriminés et réprimés tous actes sexuels non consensuels tels que le viol et les agressions sexuelles ».
Une deuxième affaire concerne une jeune femme qui avait 16 ans au moment des faits et a subi « des actes répétés de pénétrations sexuelles non consentis » de la part d’un homme majeur, à l’issue d’une fête entre amis, les protagonistes étant, semble-t-il, alcoolisés. Décisions de justice : « ordonnance de non-lieu en l’absence de charges suffisantes eu égard, notamment, au fait que si le traumatisme de la partie civile était incontestable, l’information judiciaire n’avait permis de caractériser ni les actes de violence, contrainte, menace ou surprise du viol (au sens de l’article 222-23 du code pénal) ni l’intention de A.H. de forcer le consentement de la requérante. »
La requérante reproche à la justice des réflexes sexistes. « En particulier, elle fait valoir que, comme ce fut le cas en l’espèce, les juridictions françaises exigeraient de manière illégitime, de la part de la victime d’un viol, la preuve du recours de l’auteur à la force ou à la contrainte pour caractériser l’absence de consentement, sans prendre en considération la vulnérabilité découlant de la minorité au moment des faits ni les « circonstances environnantes » des actes dénoncés, à savoir, en ce qui la concernait, un état de sidération qui l’aurait empêchée de réagir face aux actes de pénétration subis. »
Une troisième affaire concerne un ancien chef de service au sein d’un centre hospitalier, accusé de « faits de viol avec torture et actes de barbarie par une personne abusant de son autorité, violences physiques et psychologiques, ainsi que harcèlement et agression sexuels ». Là encore, les requérantes considèrent que « les autorités judiciaires ne peuvent plus de nos jours ignorer une conception objective du consentement de la victime, qui tienne compte du contexte des violences conjugales et du harcèlement sexuel sous emprise. »
Une quatrième affaire dénonce l’appréciation du consentement dans une affaire de viol, le tribunal ayant jugé que l’accusé « un jeune homme inexpérimenté sexuellement », avait « pu se tromper de bonne foi » et met en cause le comportement de la victime.
Ces quatre affaires portées devant la CEDH sont à rapprocher d’une cinquième qui a eu davantage de retentissement. Celle du 36, quai des Orfèvres. Deux policiers avaient entraîné une touriste au « 36 ». Accusés de viol, ils ont été acquittés malgré un dossier contenant des éléments matériels, des témoignages, SMS et constats solides. Il y a d’abord eu, en 2016, un non-lieu, puis ce non-lieu a été annulé, les deux policiers ont été condamnés en première instance à 7 ans de prison puis acquittés en appel, huit ans après les faits. Et le procureur général près la Cour de cassation a refusé de former un pourvoi malgré un mouvement de soutien. « Le procès a été celui de la victime » dénonçait une tribune d’associations féministes qui dénonçaient la « culture du viol ». La Cour d’appel s’était appuyée sur une expertise psychiatrique déclarant la plaignante « borderline » et reprochant de « nombreuses incertitudes, imprécisions » dans son témoignage… sans noter que ces imprécisions pourraient être liées au traumatisme qu’elle avait subi. « Ce n’est qu’en France qu’on soumet les victimes systématiquement aux expertises psychiatriques. Le psy assermenté aurait-il confondu des symptômes de stress post-traumatique avec des signes de personnalité « non conforme » ? Suivant quels critères ? Est-ce qu’on ne commencerait pas plutôt par une expertise psychiatrique du psy ? Cette science inexacte et subjective vaut donc plus que les preuves objectives et indéniables ? Une lésion intime constatée ne vaut pas plus en France que quelques feuillets A4 d’un psy ? » (Lire : Acquittement des policiers accusés de viol; le ministère appelé à se pourvoir en cassation)
La requête acceptée par la CEDH fin janvier dernier « soutient que les autorités françaises ont méconnu leurs obligations d’incriminer les faits de pénétration sexuelle non consentie et d’assurer une répression de ces crimes de manière effective sans victimisation secondaire. »
Nicolas Hervieu signale aussi que dans une décision rendue le 27 mai 2021, la CEDH a reconnu la « victimisation secondaire » dans une affaire de viol en réunion en Italie. Pour acquitter les accusés, les juges italiens avaient multiplié les préjugés et commentaires sur la vie sexuelle de la plaignante, ses attitudes sa tenue vestimentaire… «la Cour considère que les droits et intérêts de la requérante résultant de l’article 8 n’ont pas été adéquatement protégés au vu du contenu de l’arrêt de la cour d’appel de Florence. Il s’ensuit que les autorités nationales n’ont pas protégé la requérante d’une victimisation secondaire durant toute la procédure».
Si les cinq affaires françaises voient s’appliquer cette jurisprudence de la CEDH, la justice devrait être contrainte d’évoluer. Le début de la fin de la trop grande impunité de crimes sexuels ?
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