« L’employée de France-Telecom s’est défenestrée. Elle venait d’apprendre qu’elle changeait de chef de service ». Dit comme ça dans les journaux, ça semble invraisemblable, ou alors un cas d’espèce, une dépression foudroyante et imprévisible.
Sauf qu’en dix-huit mois, 23 personnes se sont suicidées à France-Telecom. Sauf que ça n’avait rien d’imprévisible puisque sort ces jours-ci aux éditions la Découverte une enquête « Orange stressée, le management par le stress à France Telecom » qui révèle l’importante consommation d’anxiolytiques dans l’entreprise, les arrêts de maladie longue durée cachant souvent des dépressions, l’augmentation des démissions et les suicides. Le management par le stress, selon l’auteur Ivan du Roy a été érigé en système permettant de pousser à la démission des milliers de salariés jugés en surnombre. Ecrit comme ça, ça semble invraisemblable, les entreprises ne sont pas aussi cyniques, tout de même ! Ben non, c’est tout le système économique qui l’est.
Un système qui a érigé en loin d’airain la guerre économique nationale, internationale, mondiale et la compétitivité au service du profit maximum dans un temps minimum, au profit de quelques-uns, au détriment de milliers d’autres, en oubliant que l’économie devrait juste être la gestion des ressources de notre belle planète pour subvenir aux besoins et aux désirs de l’ensemble de ses habitants… et des générations futures.
Alors dans ce système où les winners, les durs, les performants sont à l’honneur, quid des fragiles, des rêveurs, des plus lents, des poètes, des handicapés ? Ils sont là, effondrés de ne pas arriver aux objectifs qu’on leur affecte ou alors épuisés d’y arriver en forçant leur nature qui n’est pas anormale, mais simplement pas dans la norme imposée. Niés dans leur spécificité, dans leur façon d’être, dans leur droit à l’être. Niés dans leur droit à dire « ça va trop vite » « je suis fatigué » « j’en ai marre ».
Essayez donc d’arriver le matin dans une entreprise où chacun se fait la bise ou se serre la main : « Salut, ça va ? » « Ca va ! » Essayez donc de dire « Ca ne va pas », pour voir. Je l’ai fait parfois. Entre le « Ah bon ? » indifférent, le « C’est dur pour tout le monde, tu sais » agacé, ou- les plus nombreux- qui s’éloignent sans rien dire comme s’ils n’avaient pas entendu, la cause, elle, est entendue. Exprimer un état d’âme fragile dans un monde de brutes, c’est passer pour impudique ou emmerdeur. « Never complain, never explain » : la fameuse formule britannique des gens bien élevés qui trouvent mal élevés les états d’âme est sans doute à l’origine d’un bon nombre de suicides.
Il faut une énergie peu commune pour résister à cette brutalité sereinement et construire sa bulle de douceur dans son coin en espérant qu’elle se propage. La rébellion exige presque autant d’énergie. Reste, pour ceux qui se sont épuisés, l’autodestruction. En France, avec la plus forte consommation mondiale de psychotropes, 12 000 suicides et 100 000 tentatives par an, on a de quoi se poser des questions sur la fraternité de notre devise nationale, la liberté et l’égalité étant déjà sérieusement battues en brèche.
Françoise Simpère, « Jouer au monde »